L'Art Médiéval
devient un drame humain universel. À peine sorti du cœur,
il entre dans l’intelligence. C’est un grand mystère que cela, et
dont il faut voir, pour le comprendre, les deux manifestations
essentielles, la
Majesté
de Sienne et la
Descente de
croix
de Padoue. On ne peut saisir autrement l’accord
miraculeux qui unit ces deux poèmes, malgré l’écart immense qui
semble les séparer. L’incomparable poésie de la Passion sort là
d’une musique intérieure qui se répand du dedans au dehors sur la
surface des formes pour les ramener à elle, ici d’un puissant
regard sur le monde qui embrasse du dehors les formes pour en
pénétrer l’esprit. Si Duccio est la suprême expression du vieil
âge, Giotto est l’annonciateur du nouveau. Il accueille l’amour par
l’intelligence et intronise dans le monde l’intelligence par
l’amour.
La mission de François d’Assise
I
L’Italie n’a pas connu les siècles de silence
où l’anéantissement du monde latin plongea la Gaule. Visitée comme
elle, et plus souvent qu’elle, par l’invasion, elle gardait quand
même le souvenir d’un monde ordonné, et d’aspect grandiose, qui
ressemblait à ses désirs. L’Antiquité méditerranéenne devait entrer
dans le monde moderne en suivant la pente de son génie naturel.
Rome installa dans les basiliques ses dieux rebaptisés. Les
vieilles races demandent aux vieilles civilisations de leur fournir
le moyen d’attendre le reflux de la vie en elles.
Les Barbares renversent les temples, leurs
fils italianisés les relèvent. Et rien n’est changé. De la ruine
d’hier sort encore une basilique. Le rôle du vainqueur n’est pas
d’enseigner des procédés nouveaux, mais d’infuser des énergies
nouvelles. Il offre ses sens vierges à la révélation des paysages
glorieux. Ainsi les Doriens fécondés par la Grèce. Les
généralisations neuves naissent de la fonte de la matière humaine
septentrionale au creuset gréco-latin.
Nous le savons bien. Il faut le dire. Les plus
grands nous l’ont avoué. Montaigne va demander à l’Italie
d’approuver sa sagesse, Shakespeare l’invoque tous les jours pour
justifier sa passion. Gœthe en vit, et Stendhal, et Nietzsche.
Byron en meurt. Au temps où Rembrandt est riche, Giorgione règne
sur son atelier, et quand il devient pauvre, il y a toujours
quelque chose de la flamme italienne au centre du rayon qui suit sa
descente dans les ténèbres de l’esprit. C’est l’Italie qui organise
le tumulte de Rubens, qui révèle à Velazquez l’espace, à Poussin
l’architecture de la terre, à Claude Lorrain l’architecture des
cieux. Dès qu’on la touche, on se sent envahi par l’ivresse de
comprendre. L’intelligence et l’instinct s’y confondent, le savant
y consent à ce que l’artiste s’empare de la mécanique et de la
géométrie, l’artiste accepte de broyer la couleur et de pétrir le
mortier. La volupté la plus atroce y touche à la sainteté, la
chasteté brûle comme une orgie. L’amour, ici, est funèbre comme la
mort, la mort a l’attirance et le mystère de l’amour. L’ambition de
dominer y attise la soif de conquérir et de connaître, et la
connaissance et la conquête ne sont jamais assez définitives pour
que celui qui veut conquérir et connaître se trouve digne de
commander. L’orgueil s’y fortifie au point de s’humilier toujours
devant ce qui lui reste à apprendre pour s’affirmer publiquement.
Nulle part le crime et le génie ne sont aussi près l’un de l’autre.
Caïn et Prométhée se devinent sous tous les fronts levés, au fond
de tous les yeux ouverts, dans toutes les mains qui se crispent au
manche du poignard ou de l’outil. Le sol y tremble, et pourtant on
sent quelque chose d’éternel dans le profil des monts et la courbe
des rivages. Partout le monde y tient l’esprit incorporé à sa forme
et veut que la passion des cœurs l’en arrache insatiablement.
Italie ! quelque chose fait mal dans l’amour que nous avons
pour toi, nous avons peur de ne jamais savoir entièrement ce que tu
veux nous apprendre.
La force virtuelle qui est là doit s’imposer
malgré tout. Byzance elle-même apporte moins qu’on l’a dit. Sauf à
Ravenne, colonie de l’empire grec, sauf à Venise, où vit l’Orient,
sauf en Sicile, pays grec où les éléments byzantins se mêlent aux
éléments arabes et normands pour constituer au Moyen Âge un style
voluptueux, cruel, paradoxal, barbare, impossible à
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