L’assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford
cultures.
— Je n’aime pas jardiner ; je
préfère manger la production. »
Jesse souleva ses jambes par les plis de son
pantalon et les aligna côte à côte.
« Je construirai peut-être une mangeoire
à oiseaux… » Il observa son genou droit, puis le gauche et les martela de
ses poings. « Chaque centimètre de mon corps me fait souffrir. Mes
oreilles sifflent, mes yeux me démangent. Je vais perdre mon don de
clairvoyance.
— Est-ce que tu perçois l’avenir comme s’il
était déjà révolu ou est-ce que tu as juste des pressentiments ? »
Jesse ne fit montre d’aucune inclination à
répondre. Il demeura un instant silencieux, puis reprit :
« Tu savais que Frank et moi, on était
partis à la recherche de la tombe de mon père à Marysville, en Californie ?
— Tu en avais fait mention, mais tu ne t’étais
pas étendu sur le sujet.
— J’avais l’image de sa sépulture en tête,
la croix en bois, mais pas moyen de me représenter le lieu. On dit que c’est le
choléra qui l’a tué. On pourrait aussi bien dire la peste bubonique. Ça se sent
toujours quand c’est l’œuvre de Satan.
— À quoi ?
— Tromperies. Serments creux. »
Il se gratta le crâne de tous les doigts, puis
la barbe, se frotta les yeux avec les poignets.
« Tu n’es pas allé à l’office aujourd’hui.
— Avant, j’y allais chaque semaine, mais
c’était le pistolet sur la tempe. »
Jesse ferma les yeux et déclama :
« “Ce n’est pas un ennemi qui m’insulte, car
je le supporterais ; ce n’est pas un adversaire qui triomphe de moi, je me
déroberais à lui ; c’est toi, un homme de mon sang, mon familier, mon
intime. Nous échangions de douces confidences et marchions de concert vers la
maison de Dieu.” Un bon pasteur enchaînerait avec le verset vingt-six de l’évangile
selon Matthieu. »
Il eut une mauvaise toux et cracha sur sa
droite. Il s’essuya la bouche de la main.
« Des fois, je me sens si seul et
mélancolique… Ça ne t’arrive jamais ? »
Bob haussa les épaules.
« Est-ce que tu sais ce qui te fait le
plus peur dans la vie ?
— Oui.
— Et qu’est-ce que c’est ?
— J’ai peur d’être oublié, avoua Bob, avant
d’aussitôt se demander si c’était vrai. J’ai peur de mener une vie pareille à
celle de n’importe qui, sans que le fait d’être moi, Bob Ford, fasse la moindre
différence.
— C’est pas toujours en ton pouvoir de
choisir, Bob. Il se peut que ce soit pas ton destin. » Jesse scruta un
moment le Kansas, appuyé sur ses genoux. « Ça t’arrive d’être surpris
quand tu te vois dans une glace ? De te demander : “Pourquoi est-ce
qu’on appelle ce type par mon nom ?” »
Bob eut le sentiment que Jesse n’attendait pas
vraiment de réponse.
« Tu passes ta vie enseveli sous des
haillons, sans pouvoir révéler à quiconque ce qu’il y a au-dessous.
— Il commence à faire frisquet », marmonna
Bob.
Les pensées de Jesse parurent prendre une
hauteur vertigineuse et il se focalisa sur quelque chose d’invisible aux yeux
de Bob.
« Sa voix est semblable à une chute d’eau.
— La voix de qui ?
— Si je pouvais m’immerger dedans une
seconde ou deux, je serais lavé de tous mes péchés.
— Honnêtement, j’ai du mal à suivre cette
conversation. »
Jesse esquissa un sourire.
« Tu sais de qui je suis jaloux ? De
toi. Si, là, maintenant, je pouvais troquer ma vie contre la tienne, je le
ferais.
— J’imagine que l’herbe est toujours plus
verte à côté…
— Tu es libre de partir à l’instant, si
tu le souhaites. Tu peux me dire : “Jesse, navré de te décevoir, mais le
Bon Dieu ne m’a pas mis sur cette terre pour dévaliser la banque de Platte City.”
Tu peux rentrer dans la maison, rassembler ton fourbi et passer le restant de
tes jours à travailler à l’épicerie. Moi, je suis pieds et poings liés, je n’ai
pas le choix ; mais toi, tu peux aller dans un sens comme dans l’autre. Tu
as encore ton mot à dire. C’est un privilège pour lequel je donnerais beaucoup. »
Bob réfléchit à tout cela distraitement, comme
un godelureau – de son seul point de vue, d’après son seul vécu, sans autre
pierre de touche ni autre source d’influence que sa fringale, sa verdeur. Il
serra la couverture matelassée autour de son cou et sentit une odeur de borax.
« Je ne sais pas, commenta-t-il. Je n’ai
pas de plan précis. J’essaie juste de me
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