L’assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford
gens qui ont fait justice de cette bête
sauvage qui terrorisait la société, le célèbre Jesse James ! » Il
jeta un coup d’œil en coulisse et vit que Charley se cramponnait au rideau en
flageolant, mais que Bob était prêt et impatient de commencer. Le comique ôta
avec grandiloquence son haut-de-forme et, avec, désigna la droite de la scène.
« Je vous engage donc à accorder toute votre attention au récit de leur
héroïque exploit… Pour la première fois en public, je vous présente Charles et Robert
Ford ! »
Bob s’avança d’un pas décidé sur la scène
grise et Charley le suivit à contrecœur, tandis que le pianiste accompagnait
leur entrée au son d’un hymne processionnel qui ne se voulait pas sarcastique. Le
balcon et la mezzanine étaient vacants, le parterre clairsemé et le public se
composait principalement de couples en tenue de soirée et d’hommes qui fumaient
dans le foyer. Certains spectateurs étudièrent le programme, en quête d’une
description du numéro (qui n’y apparaissait même pas), mais la plupart se
contentèrent de détailler les Ford, de prendre leur mesure et de commérer à
voix haute en les comparant à ce qu’ils avaient lu.
Charley coula un regard timide à Bob, puis aux
adjoints dans la fosse d’orchestre, qui s’affaissèrent peu à peu dans leurs
fauteuils, atterrés par l’aphasie prolongée des Ford. Le trac privait Charley
de la faculté de parler et, au comble du désarroi, il se prit à espérer que le
simple fait de rester planté là exposé aux regards suffit. Soudain, à sa
stupéfaction, des mots se mirent à sortir avec aise de la bouche de Bob et
Charley constata avec ébahissement que son frère cadet prenait plaisir à cet
exposé, à prononcer un discours dont il n’avait pas le texte, à esquisser des
gestes aériens et à se mettre en scène avec une immodestie subtile voilée d’excuses,
avant d’inviter l’assistance à poser des questions. Un homme se leva.
« Pourquoi avez-vous choisi le trois
avril plutôt que n’importe quel autre jour ?
— Depuis qu’on était avec Jesse, Charley
et moi, on était à l’affût d’une occasion de le descendre, mais il était
toujours lourdement armé, bardé de flingues de partout et il nous était presque
impossible de poser les yeux sur nos armes sans qu’il s’en aperçoive. Et c’est
ce lundi matin que s’est présentée la chance que nous guettions depuis si
longtemps. »
Un autre homme se mit debout et Bob s’abrita
les yeux de la main à cause de la rampe.
« Quelles ont été les dernières paroles
de Jesse ? » s’informa l’homme.
Bob adressa un coup d’œil à Charley pour lui
indiquer que c’était son tour, mais Charley ne put que bredouiller des syllabes
inconséquentes et considérer avec une expression bourrue l’éclairage de la
scène, à la poursuite de mots et d’impressions qui ne cessaient de lui échapper.
Bob le tira d’embarras en embrayant sur la version des événements qu’il avait
déjà rapportée à de nombreux journalistes, à la différence que cette fois, il
retranscrivit les observations de Jesse avec des intonations convaincantes, imita
la démarche du hors-la-loi pénétrant dans le séjour, la méticulosité avec
laquelle il avait enlevé sa veste et son gilet, l’imprudence avec laquelle il
avait posé ses revolvers sur le lit, la façon dont il avait dépoussiéré l’aquarelle
de Skyrocket.
« Pour en revenir à la question, termina-t-il,
ses derniers mots ont donc été : “Ce tableau est effroyablement
poussiéreux.” »
Une partie du public s’esclaffa.
Une femme demanda où était Mrs James à ce
moment-là ; une autre, quel âge les enfants avaient ; un armurier, de
quel modèle étaient les différentes armes qu’il y avait dans le pavillon et
quelle était l’opinion de Bob quant à leur précision et leur facilité d’utilisation
– avant d’ergoter avec lui à propos de ses prédilections ; puis le maître
de cérémonie revint sur scène et suggéra qu’il serait approprié, pour conclure,
que Bob fît la démonstration du tir fatal.
Bob se métamorphosa et son expression se fit
dure et sépulcrale. Il dégaina le revolver de l’adjoint en un éclair et balaya
l’auditoire de gauche à droite, l’œil gauche fermé, visant les visages les plus
épouvantés et les plus intimidés. Puis le chien bascula en avant et cliqueta
sur une chambre vide. Un spectateur émit un borborygme
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