L’assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford
obscurité presque
totale de plusieurs secondes, puis la lumière revint sur Robert Ford seul en
scène. Il rengaina son pistolet en foudroyant du regard les âmes les plus
sensibles, puis proclama gravement :
« Voilà comment j’ai tué Jesse James. »
Le rideau tomba sous une volée d’applaudissements
magnanimes, se leva de nouveau afin que Bob, Charley et l’actrice pussent
recevoir les compliments qui leur étaient destinés, puis retomba bruyamment
tandis que des garçons en knickers se précipitaient sur scène afin de changer
le décor.
Seul un journal fit
mention de la pièce et encore, tout juste comme une vague curiosité au sein d’un
programme moyennement divertissant – et dès le jeudi, le nombre de places vides
se fit si important que, le 25, ne rentrant plus dans ses frais, George Bunnell
transféra le spectacle du théâtre de Manhattan à son musée de Brooklyn, au coin
de Court et Remsen Street, où la concurrence n’était pas aussi accablante et où
la fascination pour les frères Ford était plus grande.
Le public local n’avait ni sympathies sudistes
ni antipathie particulière contre les compagnies ferroviaires et les banques
yankees ; pour lui, l’Ouest n’était guère qu’un sujet de mépris, une
région peuplée de baptistes, d’Indiens, d’immigrants, de coupe-jarrets et de
bandits de grand chemin où seuls pouvaient se plaire des sauvages et des
imbéciles ; ou bien il lui rendait un culte rêveur, inspiré par les romans
populaires, se le représentait comme un lieu de dangers, de privations, de
transgression, une terre d’affrontements chevaleresques et d’aventures galantes.
Ce fut dans ce climat d’incompréhension et d’idées préconçues que les Ford
récoltèrent enfin le respect et l’approbation qu’ils convoitaient depuis leur
adolescence et l’époque où ils avaient commencé à voler des chevaux.
À une époque où le salaire horaire moyen était
de douze cents, eux qui étaient payés cinquante dollars par représentation
avaient de quoi de se sentir riches ; issus de contrées où les femmes
étaient si rares que les mariages étaient encore arrangés par correspondance, ils
étaient partout accompagnés de jeunes et jolies chanteuses ou danseuses qui ne
défendaient qu’assez peu vigoureusement leur chasteté et leur réputation et
trouvaient les Ford – notamment Bob – menaçants, ténébreux, incontrôlables et
irrésistiblement attirants. On les reconnaissait aussi bien sur les plages que
dans le hall des hôtels de luxe ou à Brooklyn, et l’on accédait prudemment à
tous leurs désirs, on les jaugeait avec circonspection et on commérait à leur
propos comme s’ils étaient des Vanderbilt ; quand ils rentraient dans un
magasin, les commis en tablier leur faisaient des ronds de jambe, quand ils se
moquaient des serveurs, des femmes de chambre ou des cochers de fiacres, ceux-ci
faisaient mine de prendre leurs piques à la rigolade, ils mangeaient dans des
restaurants chics en compagnie de filles rieuses fardées et poudrées, qui
exhibaient la même arrogance supérieure que les riches, mais n’avaient que
faire de la distinction, de la politesse ou des responsabilités. Bien qu’une
bonne partie de leurs journées fut vierge de toute astreinte ou de tout emploi
du temps, les tentations étaient plus grandes que jamais et d’une intéressante
multiplicité : tabacs turcs, whiskies écossais, gin anglais, parties de
cartes ou paris sur des combats de chiens jusqu’au bout de la nuit, dimanches
en compagnie de prostituées expertes. L’après-midi où il apprit la grandiose
reddition de Frank James devant le gouverneur Crittenden, Bob attendait chez un
apothicaire qu’on lui remette le remède qui lui avait été prescrit contre les
maux d’estomac et, le jour où il reçut un télégramme lui ordonnant de rentrer
dans le Missouri, il avait déjà raté une matinée un jeudi pour cause d’ébriété.
Aussi, quand les Ford arrivèrent-ils à Plattsburg pour le procès – dont le lieu
avait été changé en raison de l’hostilité extrême dont ils étaient l’objet –, furent-ils
dépeints avec sévérité dans la presse comme des exemples de la corruption
engendrée par les fléaux de la vie citadine. Ils étaient dissolus, intempérants,
irascibles, rongés par les excès. Charley était tenaillé par la consomption et
l’indigestion ; ses orbites creuses étaient noires comme des marques de
poings dans la neige,
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