L’assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford
s’aventurât
à faire trempette dans l’océan et s’élançât témérairement à la nage en direction
de l’Europe, et Charley la fixait avec des yeux effarés. Puis, dès qu’elle
ressortait, la vue des volants de la robe qui pendillaient, du tissu noir qui
épousait le corps et lui donnait un relief particulier, engendrait chez Charley
une telle excitation qu’il se dépêchait d’aller quérir Bob pour que lui aussi
jouît du spectacle.
« C’était une vraie beauté, celle-là, pas
vrai ? fit observer Bob une fois.
— Elle n’avait pas un pouce de chair en
trop, convint Charley. Et ça se voyait qu’elle aimait être remarquée. Je serais
bien resté là jusqu’à marée haute, ajouta-t-il en ricanant, mais je commençais
à être à l’étroit dans mon falzar. »
Dès l’époque où ils s’étaient installés à
Brooklyn, pourtant, Charley avait cessé de prendre plaisir à désirer les femmes
et s’efforçait même de les éviter. Quand, à l’occasion d’une soirée à Manhattan,
Bob emmenait avec lui l’une de ses danseuses, Charley n’adressait la parole à
celle-ci que si le protocole l’exigeait ou s’il avait quelque chose de
désagréable à dire, souriait sans joie quand Bob lui adressait des
plaisanteries complices et jetait des coups d’œil suspicieux à la jeune femme. Il
murmura même à l’une d’elles : « Je sais pour qui tu travailles. Je
ne mordrai pas à l’hameçon. »
Charley se mua peu à peu en observateur passif,
en spectateur qui jugeait sans prendre part, enclin à s’enfermer et à lire des
opuscules et des mémoires étranges pendant de longues journées, seul dans sa
chambre, dans laquelle il avait délimité un cercle autour de son lit avec des
gousses d’ail et des bougies noires. Il traitait les compagnes de Bob de
Jézabel et de tentatrices, les accusait d’encourager la cupidité et la jalousie
et avertit Bob que sa « vie de dissipation le conduirait tout droit dans
le feu éternel ». Il comparait – défavorablement – toutes les créatures de
sexe féminin à Mrs Zee James, qu’il évoquait en des termes voisins de ceux
utilisés par certains prêtres pour décrire la Madone, et lui écrivait de
longues lettres implorant son pardon, qu’il ne postait jamais. « Je vais
tâcher de me dégotter quelqu’un comme Zee, annonça-t-il un jour. Je serai lavé
de toutes mes fautes. »
En une autre occasion, il repoussa une
suggestion en faisant valoir qu’une devineresse nommée Perfecta l’avait
précisément mis en garde à propos d’une telle entreprise.
« Tu fréquentes trop toutes ces
bohémiennes, désapprouva Bob.
— Crois-moi, Bob, tu te feras arracher
les yeux. Ils ont écrit ton nom avec du sang de bouc. »
Ainsi Bob s’éloigna petit à petit de son frère.
Il était consterné par les excentricités de Charley, la détérioration de sa
santé, son mélange de puritanisme, de piété, de magie noire et de crédulité. Bien
qu’il ne dépensât guère, Charley n’avait aucunes économies et Bob le suspectait
de faire don de son argent à Dieu sait qui sur les conseils – et au profit – de
quelque voyante à boule de cristal qui l’avait persuadé que c’était le seul
moyen d’apaiser sa culpabilité. Car la culpabilité circulait, tel un sang
empoisonné dans les replis du cœur de Charley ; il avait confié à Bob que,
à plusieurs reprises, alors qu’il appelait de ses vœux le sommeil, allongé sur
son matelas, il avait été hanté par des images horrifiques de cercueils ou de
masses de terre opprimant sa poitrine et, plus d’une fois, il s’était redressé
dans son lit en pleine nuit et avait aperçu une sinistre silhouette s’envoler
par sa fenêtre. Peut-être par suite, la façon dont il incarnait Jesse sur scène
avait changé ; son boitillement paraissait désormais presque naturel, sa
voix haut perchée effroyablement similaire à celle du hors-la-loi, les
répliques qu’il avait proposé d’introduire semblables à des modifications dont
Jesse eût pu être l’auteur – et c’était avec la certitude irréfragable de qui a
longuement pu conférer avec un esprit fait chair que Charley affirmait qu’il « commençait
à cerner le personnage ». Quoique progressive, cette métamorphose n’en fut
pas moins terrorisante pour Bob. Trop de coups de feu sur scène suivis de
résignations à la trahison de Bob séparaient les deux frères, dès lors que
Charley eut accepté
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