L’assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford

journaliste à affirmer : « C’est là un
avertissement sévère pour tous ceux qui s’apprêtent à commettre un meurtre ;
“Choisissez comme victime un personnage important. Tirez sur un président ;
estourbissez un ministre ; faufilez-vous dans le dos d’un sénateur et
assassinez-le à coups de lance-pierres ; mais ne vous en prenez pas à un
simple citoyen, sans quoi la justice vous traiterait sans ménagement.” »
    Bob essuya la cannelle qu’il avait autour de
la bouche et sur la cravate, laissa au barman une pièce de vingt-cinq cents en
guise de pourboire, puis feuilleta l’annuaire de la ville dans un magasin de
vêtements afin d’obtenir l’adresse du commissaire Henry H. Craig. Il la nota
sur l’une de ses manchettes de chemise et sortit.
    Les rues n’étaient qu’ornières de boue, de
neige fondue et de crottin, de la fumée de charbon flottait dans l’air, le
colorait de bleu et répandait des cendres sur les trottoirs, des fils de
télégraphe, de téléphone et des lignes électriques s’entrecroisaient en hauteur
et chantaient quand le vent se levait. Bien que légèrement déboussolé, Bob
devina sans mal qu’il s’agissait du quartier des affaires : des comptables,
des secrétaires, des commis et des courtiers de marchandise s’entretenaient de
l’univers sous les bannes déployées, tous vêtus de costumes froissés et ondulés
noirs ou bleu marine afin qu’il ne fût jamais nécessaire de les laver. Bob se
faufila entre deux attelages pour traverser la rue et avisa un gamin avec des
exemplaires invendus du Kansas City Times roulés sous le bras gauche. Il
descendit West Fifth Street, puis Main Street derrière le crieur de journaux et
entra à sa suite dans l’immeuble du Times, où Henry H. Craig louait le
bureau numéro 6, dont il avait fait son cabinet.
    Bob se moucha et massa ses paupières
ensommeillées. Il enleva son chapeau melon et lissa ses fins cheveux bruns en
arrière. Il frappa deux coups à la vitre dépolie, à travers laquelle il
discerna une ombre floue qui se résolut en une silhouette noire, puis il se
retrouva face à un apprenti avocat de dix-sept ans à peine qui le jaugeait.
    « Je cherche Henry H. Craig, le
commissaire, déclara Bob. Je suis en possession de renseignements sur la bande
des frères James. »
    L’apprenti baissa les yeux pour vérifier si
Bob avait une arme, puis l’invita à entrer et referma la porte. Il s’enquit de
l’identité de Bob, qui refusa de la décliner. L’apprenti expliqua que Mr Craig
était pour lors avec un client, ce à quoi Bob répliqua que ses renseignements n’allaient
pas se périmer tout de suite. L’apprenti s’absenta un instant, puis entraîna
Bob jusqu’à une pièce dont le mobilier se composait de sièges tendus de chintz
vert, de hautes bibliothèques recensant les lois et les décisions de justice du
Kansas et du Missouri et d’un boîtier en cerisier pourvu d’une manivelle et d’un
cornet acoustique. Bob supposa que ce devait être un téléphone.
    Il entendit la porte se fermer en grinçant
derrière lui et se retourna. Il avait devant lui un homme grave, en gilet, qui avoisinait
la cinquantaine et portait des lunettes rondes. Il haussait le sourcil gauche
avec une expression de curiosité ; sa large moustache brune grisonnait et
jetait une ombre sur sa bouche et son menton, accentuant encore son air de
sévérité.
    « Mon assistant m’a dit que c’était à
propos de la bande des frères James.
    — Oui. Je souhaiterais les livrer à la
justice.
    — Toute la bande des frères James ?
    — Enfin, pas tous les membres en même
temps. Je pourrais commencer par les coupables de moindre importance, ce qui
devrait finir par me fournir l’occasion de capturer Jesse et Frank. »
    Craig plissa les yeux.
    « Qui vous a envoyé ici ?
    — Le shérif Timberlake du comté de Clay. De
façon indirecte, pour ainsi dire. Par là, j’entends qu’il m’a parlé de vous, mais
qu’il n’était pas au courant que j’allais venir. »
    Craig introduisit un doigt dans sa joue et en
extirpa un brin de tabac à chiquer qu’il expédia d’une pichenette dans un
crachoir en cuivre. Il se passa la langue sur les dents et cracha.
    « Quels sont vos liens avec les frères
James ? »
    Bob flaira la question piège.
    « Ai-je fait allusion au moindre lien ?
riposta-t-il.
    — Est-ce que vous les espionnez ?
    — Veuillez m’excuser, mais est-ce que la
seule chose qui compte, ce