L'avers et le revers
chaque évocation et que les larmes lui en brouillaient la vue.
— Sais-tu, Miroul, me dit Samson, que quand mon père
est ainsi, il a le visage rouge et congestionné, le geste agité et violent, des
yeux de fou, qu’il crie à tympaniser le voisinage, et que j’ai peur ?
— Non, Moussu Samson…
— Ce fut si affreux, Miroul, et Pierre va devoir
quitter le domaine, ne jamais plus revenir, et ne sais si je dois le suivre ou
rester là.
Et moi donc, m’apensai-je, mais je me ramentevais aussi une
parole du baron disant que c’est à lui et Sauveterre, en toute extrémité, que
je devais obéissance, et cette phrase en elle-même, quand elle fut prononcée,
n’envisageait-elle point déjà la sorte de péril où nous étions plongés tout
soudain.
— Sais-tu, Miroul, ajouta Samson, que mon père n’est
plus maître de lui quand il s’emporte ainsi et que, tel un possédé du démon, il
pourrait faire n’importe quoi ?
— Non, Moussu Samson.
— Mais sais-tu aussi qu’il regrette toujours ces excès,
qu’il les honnit autant qu’il est impuissant à les contrôler ? Qu’il se
torture l’esprit dès qu’il est retourné en sa chambre ? Et qu’il peut en
perdre tout appétit de la vie jusqu’à ce que la colère, les tourments et les
regrets soient tombés ?
— Non, Moussu Samson.
Entendant ces paroles de Samson, j’en fus étonné assez, mais
j’en conclus que le demi-frère de mon maître avait plus de finesse qu’il n’y
paraissait, qu’il savait observer aussi, considérer en silence, et que s’il ne
disait finalement pas grand-chose sur les personnes, il les connaissait mieux
que d’autres et que son jugement était solide et fiable.
À ce point, Pierre entra dans la pièce, et je notai
incontinent sa raideur inaccoutumée et les yeux fixes. Il s’était vêtu pour le
départ, ceignant la courte épée à son côté pour bien montrer qu’il quittait
Mespech, et nous regarda sans paraître nous voir. De toute sa vie et malgré des
traverses parfois cruelles, oncques n’ai revu sur le visage de mon maître un
ravage plus effrayant que celui qui suivit cette dispute d’avec son père. Il
était proprement livide, les traits exsangues, les cernes creusés, la nuque
raide, et un léger tremblement agitait ses lèvres. Toute superbe avait disparu
et ses gestes en étaient devenus lents et maladroits. Quelque chose s’était
brisé en lui, et ce quelque chose n’était que l’amour de son père, qu’il
pensait avoir à jamais perdu. Il n’était plus Pierre de Siorac, il n’était que
Pierre qui partait sur les routes de France, seul, et comme presque mort du
fait que son père adoré ait détourné de lui son regard.
Même ce jour d’hui, le choix effectué par mon maître m’en
impose et m’impressionne, et me laisse tout admiratif, car, lors même que sa
décision l’anéantissait et le réduisait à néant, il s’y tenait sans faillir,
sonné mais debout, branlant et d’aplomb tout à la fois, titubant mais avançant
encore.
C’était merveille de constater cette issue en ce duel inégal
où le père a toutes les armes et le fils si peu. Au reste, était-il
intelligible que mon maître ne renonçât aucunement à la promesse faite à une
morte et qu’il continuât à y rester fidèle, alors que cette promesse lui avait
été imposée par sa mère contre son gré et sa volonté ? Et enfin, la
lecture de la décision prise par mon maître se brouille à l’infini si on
considère que sa mère comptait moins pour mon maître que son père, non pas
parce que l’une était trépassée et l’autre vif, mais bien parce que l’une
n’avait pas su de son vivant s’attacher l’amour de ce fils turbulent et
impétueux tandis que l’autre était devenu l’unique idole et modèle.
J’y vois une roide et indéfectible fidélité à la parole
donnée, une grandeur d’âme et une fortitude que peu atteignent, un refus de
transiger sur les principes qui fondent une existence juste et droite, et cela
même au risque de perdre la seule chose qui comptât vraiment pour lui en ses
vertes années, son père bien-aimé. En ce triste prédicament, mon maître
touchait au tragique des pièces antiques, le déshonneur ou le bannissement, et
il avait choisi selon, dans la douleur et la souffrance et pas même un regard
vers l’autre plateau de la balance. C’était tout à la fois sublime et
effrayant, inconsidéré et nécessaire, hasardeux et sage. Car ce
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