L'avers et le revers
que l’existence vous apprend très tôt qu’il faut
seul souffrir des traverses qui tombent parfois sur le chemin. Là-dessus, mon
maître s’éloigna en silence, balançant au bout de la main la fameuse lettre
avec le glorieux paraphe de M. de La Porte et la suprême
mention : Mission accomplie.
Ce que Jean et Pierre de Siorac se dirent ce jour-là, je ne
le sus jamais et personne donc ne le saura non plus, et je m’en désole auprès du
lecteur qui patientait, espérant la confrontation du baron et de mon maître. Ce
dont je peux témoigner, en revanche, c’est que cet épisode n’altéra en rien
leur relation, qui me sembla sans tache le lendemain, preuve sans doute que le
père sut trouver les paroles qui réconfortèrent le fils, et qui firent que
l’histoire fut vite effacée des remembrances.
Chapitre VI
N’ayant point tant de besognes à accomplir en ma vieillesse
depuis que mon maître m’a fait la grâce de mettre un terme à mon office tout en
me baillant une petite rente, je resterais désoccupé de longues heures du jour
si je n’avais entrepris la rédaction de ces Mémoires. Dieu merci, celles-ci me
tiennent de la pique du jour au crépuscule, ou presque, et ainsi n’ai point à
souffrir de cette lassitude des années qui ralentit le verbe et les gestes.
Ceux des lecteurs qui sont parvenus à l’âge qui est le mien savent que
l’existence ne vous y occupe guère et qu’il y faut de longues rêveries
solitaires, parfois immobile sur une chaise, pour parvenir enfin au crépuscule,
et s’en aller ensuite dedans dans son lit, et ce jusqu’au jugement final.
Si Sauveterre parlait de la musique comme d’un réconfort
toujours en usance la vie durant, mon maître a bien raison de considérer
l’écriture comme une médecine de l’âme qui peut prou pour détourner notre vue
de la mort qui est au bout du chemin et nous illusionner d’une conscience
d’immortel. Plus encore que pour mon maître et moi, simples chroniqueurs de
notre vie, en va-t-il ainsi pour celui qui écrit des romans, comme notre
Rabelais, capable d’inventer des histoires qui oncques n’existèrent sinon dans
l’étrange jus de ses mérangeoises. Quelle joie sans doute que celle-là, d’être
sur terre en y menant deux existences, l’une bien réelle et enchâssée dans les traverses
de la vie, et l’autre aérienne et mouvante que l’on mène à sa guise, au gré de
son bon vouloir. Ni mon maître, ni moi, et je le regrette tant et tant, n’avons
été conçus avec le rare métal qui permet ce dédoublement, mais il me semble que
nous l’approchons et le touchons du doigt dans nos Mémoires, non pas que nous
inventions quoi que ce soit, que le lecteur se rassure, seulement nous prenons
plaisir à ressusciter une existence qui n’est plus, et cela en soi procède un
peu de la magie, sinon de la sorcellerie.
Qu’un Rabelais que j’ai lu en riant à gorge déployée, ou une
Marguerite de Navarre dont les nouvelles m’ont charmé à l’extrême, soient
nécessaires pour distraire ou adoucir notre existence, c’est sans doutance
aucune que je le crois, ayant observé sur mon âme l’effet de leur médecine. Je
cuide assez que nos rois et princesses devraient favoriser leur éclosion avec
une plus grande ardeur, et nous aurions fort besoin d’une nouvelle Aliénor
d’Aquitaine pour développer les arts et les lettres en ce royaume. Et tout
aussi capital serait que le peuple et nos paysans apprennent à déchiffrer afin
que de pouvoir lire les romans qui travaillent l’imaginative et font tant de
bien qu’ils sont comme un onguent sur une plaie.
Ira-t-on aussi loin un jour dans le remuement et la
nouvelleté de notre organisation sociale que même les paysans pourront faire
profit de nos plus grands poètes, tels Ronsard, Villon ou Du Bellay ? Je
ne le crois pas, et c’est là utopie et mirage qui illusionnent mon esprit, mais
à tout prendre, peut-être est-il salutaire de s’aveugler ainsi plutôt que, de
lucidité, se rabougrir et se dessécher comme un vieux pain rassis.
D’un jour entier les heures qui me restent, hors mes
lectures et la rédaction de mes Mémoires, se passent au potager, en compagnie
de ma vieille épousée, à cultiver nos légumes en courbant nos dos usés. C’est
saine occupation que celle-là et qui me revient de loin, de mes plus vertes
années, avant le grand malheur qui me jeta loin de la ferme de mes parents. On
en revient toujours à son enfance, m’a dit
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