L'avers et le revers
bourse et à mieux répartir les richesses.
Mais je m’illusionne sans doute encore car cette sorte de
gens sont rares et j’en ai peu encontré au cours de mes pérégrinations. Plutôt,
je m’apense asteure que les famines et les disettes auront raison de la
patience des pauvres et que nous aurons, tôt ou tard, un bien bel embrasement
de cette misère, que les piques et les faux seront un jour brandies, qui
trancheront les têtes et perceront les corps pour se revancher de ce qu’ils
subissent.
Brisons là, voulez-vous, ces sinistres prophéties que je ne
tiens pas pour assurées, loin s’en faut, et que je souhaiterais même éviter à
notre humanité, ne les tenant pas pour nécessaires à l’instauration d’un monde
meilleur. Si j’en suis venu à causer de cela, c’est sans doute au souvenir de
mon maître baillant généreusement deux sols à la Margot, à la surprise de
celle-ci d’en tâter le double de ce qu’elle pouvait espérer pour une journée de
labeur, lors même qu’elle n’avait point travaillé du tout, tout le rebours,
n’ayant pris que du bon temps en une folle et inespérée escapade. C’est en
voyant le maître se séparer, sans y penser, du compte de deux journées pour
payer une seule journée, chômée de surcroît, qu’on mesure mieux que certains
ont trop et d’autres pas assez. Je ne sais si Margot retint la leçon, car il est
une dure erreur bien enfoncée en la tête du paysan, qui raisonne ici à l’aune
de sa pauvreté, que le maître ne peut bailler plus que ce qu’il donne, et que
demander davantage serait exiger de lui un effort financier qu’il ne peut
tenir. Il n’en est rien, et je me suis trouvé suffisamment près des poches des
maîtres pour savoir qu’ils peuvent beaucoup plus que la charité qu’ils
accordent.
Mon maître ne me reparla jamais de notre équipée en la ville
de Sarlat, et comme je l’ai dit déjà, la tenant sans doute pour peu glorieuse,
la raya tout à plein de sa mémoire. Plusieurs années plus tard, à Paris, lors
que nous nous trouvions auprès de la cour du roi Henri III, lequel avait
succédé à Charles IX peu de temps après l’horrible massacre de la Saint-Barthélemy,
je l’évoquai un jour où nous n’avions rien de mieux à faire que clabauder et
nous distraire. Il me plut ainsi de lui rappeler cette soudaine générosité
envers la Margot qui m’avait tant saisi et empli d’admiration.
Tournant vers moi une face étonnée, il me regarda longuement
comme s’il cherchait en sa remembrance un fait de la toute petite enfance, et
son visage se troubla parce qu’il était incapable de s’en rien souvenir. À la
parfin, mouvant sa tête de droite et de gauche en signe de dénégation, d’une voix
très calme où nul mensonge ne perçait, il me dit :
— Tu dois confondre avec une libéralité de mon père,
mon brave Miroul, car je ne crois pas avoir jamais fait avec la Margot ce que
tu prétends céans.
Et du voyage à Sarlat il eut le même sincère étonnement, si
bien que je bafouillai une excuse, avançant que ma mémoire me faisait
proprement défaut, sans doute, et qu’il y eut bien, peut-être, tout se
brouillant dans le passé car c’était si loin, un voyage que je fis à Sarlat
avec son père et la Margot, et qu’il était bien étrange que je l’identifiasse à
son père, ce qui somme toute lui fit plaisir, et mit fin à l’embrouillement où
j’avais donné le bec.
Ainsi que je l’ai indiqué, et que le lecteur me pardonne ces
répétitions, l’épisode en Sarlat n’eut aucune suite entre le père et le fils,
et c’est heureux, car le château tout entier gardait en souvenance cette
terrible querelle qui les avait un jour opposés, et qui avait fait vaciller sur
ses bases l’ordre naturel de Mespech. Rien de tel, cette fois-ci, et j’eus
grand étonnement le lendemain de retrouver un Pierre de Siorac rieur et
facétieux, détendu, se gaussant de tout et de rien. Et même Samson, si peu
affecté la veille par cette affaire, paraissait presque triste à son côtel, se
tenant droit et calme, d’une humeur tant égale qu’elle en respirait un peu
l’ennui. Mon maître a toujours vécu ses émeuvements au plus près, les épousant
sans l’ombre d’une hésitation, avec tous les risques que cela comporte, tout au
rebours de son frère, lequel semblait les réfréner, ou les gardait si secrets
qu’ils ne se pouvaient discerner.
— Ah çà, Miroul, il nous faut aller voir le
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