L'avers et le revers
et surprit la Maligou
qui s’était rapprochée d’une assez sournoise manière, une carotte à la main et
l’ouïe aux aguets.
— Je disais que ta fille était bien mignonnette, la
Maligou, et qu’il faudra te la surveiller pour non pas qu’elle soit engrossée
avant l’âge !
— Mais je la surveille, Moussu lou Baron, je la
surveille ! répondit la Maligou en reculant précipitamment vers ses
fourneaux.
Le baron se pencha derechef vers mon maître.
— Mais je ne renonce à rien, a priori , et même
s’il lui manque encore quelques petites années à mon goût, je sais être
patient.
Puis, laissant filer quelques secondes, il ajouta :
— Le mariage est un lien détestable, Nature nous a
fait toutes pour tous et tous pour toutes…
— Voilà une bien étrange maxime ! s’écria
mon maître.
— C’est que votre éducation n’est point encore
complète, mon fils. Cette étrange maxime, comme vous dites, a déjà plus de deux
siècles puisque je la tire du Roman de la Rose de Jean de Meung. Ne
l’avez-vous donc point lu ?
— Que nenni. Le devrais-je ?
— Peut-être pas encore à votre âge où on s’illusionne
sur l’amour, mais plus tard, certes, l’ouvrage est très divertissant à lire,
même si l’auteur, qui en a violemment contre le mariage, ce en quoi il n’a pas
tort, en a aussi contre les garces, semblant les considérer toutes comme des
catins, ce qui le rend de ce point de vue assez déplaisant. C’est dommage, car
il y a de belles pages et une savante critique de notre société. Ah !
Voilà un livre qui raconte de telles choses sur tout que notre ami Sauveterre
demanderait à ce qu’il soit brûlé, tant il respire le soufre et le
blasphème !
— Il n’a pas tort concernant le mariage,
dites-vous ?
— Eh bien quoi, mon Pierre, à quoi donc cela sert-il de
vous attacher de la sorte comme biquette à son piquet ? En est-on plus
heureux ?
— Je ne sais pas, sans doute non.
— Vous savez combien j’ai souffert du mariage avec
votre mère Isabelle. Je l’ai pourtant aimée au début – et prononçant ces
mots le visage du baron s’assombrit – mais elle ne me l’a point rendu
comme elle aurait dû. Toujours à chercher querelle sur cette question de
religion, et ne permettant rien, aucun écart, jamais ! Est-ce beaucoup
demander pour un homme que d’aller goûter parfois à d’autres fruits ? Et
sans prétendre à les ramener chez soi !
— Laissons cela, voulez-vous ? dit mon maître.
De même, je me sentais bien malaisé d’ouïr ces confidences
qui sont de celles que le valet, bien que présent, ne doit pas paraître
entendre, et je baissais les yeux, observant mon bol vide et les cercles de
lait séché déposés sur le fond. Pour mon maître, l’affaire était plus délicate
encore, car s’agissant de sa mère, à son père, que pouvait-il répondre qui ne
heurte et ne froisse, et bien écartelé entre le vif et la morte il devait se
trouver.
— Oui, laissons cela, vous avez raison ! lâcha le
baron. Car elle n’a pas cessé sur la religion de porter notre différend, comme
si cela était vraiment l’essentiel ! N’ai-je pas les idées assez larges
pour vivre en bonne intelligence avec une catholique ! Mais là était son
os à ronger, et je ne crois pas qu’elle manquât à ce sujet une seule
occasion !
Mon maître se taisait et je voyais se dessiner sur son
visage une indicible tristesse, qui me poigna, l’ayant vu si joyeux peu de
temps auparavant. Le baron poursuivait :
— Et jusqu’à son dernier souffle ! Car que penser
de cette ultime perfidie qui vous oblige à porter cette blasphématoire médaille
de la Vierge Marie à votre cou, d’un serment de morte que nul ne peut
délier !
À ce stade, je crus que mon maître allait suffoquer et,
serrant les dents dans sa détresse, d’une voix altérée, il répéta :
— Laissons cela, voulez-vous ?
Lors le baron, qui jusqu’à ce moment regardait droit devant
lui, emporté par ses propres rancœurs, pivota son buste d’un quart de tour et
considéra son fils une pleine seconde. Il y eut un silence presque pathétique
pendant lequel les yeux du père et du fils se croisèrent. Puis soudain,
entourant derechef mon maître de ses bras et l’amenant à lui pour l’étreindre
plus fort encore, le baron s’écria :
— Pardonnez-moi, mon Pierre ! Je sais le fardeau
que cette médaille est aussi pour vous et je suis bien injuste de vous
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