L'avers et le revers
mettre
en cet état !
Et comme enfin mon maître se dégageait en souriant, le baron
insista :
— N’est-ce pas, mon fils bien-aimé, que vous me pardonnez
ma sottise ?
— Allons, monsieur mon père, chacun ici-bas porte sa
croix, et il ne me viendrait pas à l’esprit ni de les soupeser ni de les
comparer.
— Et il vaut mieux ne pas en parler si ces croix
doivent s’entrechoquer. Fugaces labuntur anni [10] , ne les gâchons pas en de vaines
querelles !
Là-dessus, l’atmosphère se détendit à nouveau et je relevai
la tête, ainsi que doit faire le valet qui surgit de sa boîte intérieure dès
que l’orage entre les maîtres est passé.
— Bien, mon Pierre, dit le baron en frappant dans ses
mains, c’est une bien belle journée qui se prépare. N’oubliez pas de rendre
visite à notre Jonas pour ce dont nous avons causé hier.
— J’y vais de suite, monsieur mon père, Miroul en est
déjà prévenu.
Le baron serra son fils encore, puis se levant, il nous
gratifia d’un large sourire heureux, et quitta la salle commune, non sans un
regard prolongé en direction de la Gavachette, laquelle, tout occupée à
jacasser avec les marmots de Barberine, ne le remarqua point.
Après avoir franchi l’ultime pont-levis de Mespech, mon
maître et moi, nous quittâmes le large chemin qui menait à Sarlat pour nous
engager dans un sentier étroit qui descendait jusqu’au fond d’une combe très
encaissée. Dans ce contrebas, la roche affleurait par places au milieu des
ronces et de vieux arbres, et je fus saisi par l’humidité qui régnait là lors
que le soleil brillait haut pourtant dans le ciel. De la clarté il n’y en avait
guère et cette atmosphère sombre, les passages presque boueux par endroits car
quelques flaques glauques stagnaient ici et là, m’attristèrent, surtout à la
pensée que le carrier vivait à demeure en une grotte qui devait ressembler plus
à un tombeau qu’à un logis.
Jonas – vous l’ai-je déjà signalé,
lecteur ? – avait préféré cet endroit à tout autre et c’est par une
étrange et farouche volonté qu’il en avait décidé ainsi. Nul n’en connut jamais
la raison, sinon, je suppose, qu’il était solitaire au point de refuser la
compagnie de ses semblables, ce qui cependant eut ses limites, car femme lui
manqua, et il en prit une, à la stupéfaction de tout Mespech. Mais le moment
n’est pas de conter l’histoire de sa Sarrasine, que le lecteur trouvera du
reste dans les Mémoires de mon maître.
La carrière était une falaise quasi verticale de quelques
toises de hauteur, en arc de cercle, qui avait dû servir à cette usance depuis
des temps immémoriaux, et je cuide assez que toutes les pierres qui
constituaient le château, de ce front de taille, avaient été extraites. Jonas
était à son labeur et, torse nu, frappait de larges blocs de rocher qu’il
fendait à l’aide d’une lourde masse. L’apercevant de dos, je fus étonné par la
largeur du buste, sa haute taille, et la puissance que dégageaient ses épaules
musculeuses. Assurément, l’Auvergnat était un colosse, bâti pour son métier, et
les éclats de rocher se projetaient alentour comme mitraille sur le champ de
bataille, raison pour laquelle mon maître le héla afin qu’il cessât de cogner
et que nous puissions nous approcher. Se retournant, il passa son bras sur le
front afin que d’ôter la sueur qui en perlait, puis nous fit signe de le
rejoindre et, comme nous parvenions près de lui, nous salua fort civilement.
— Votre respect, Moussu Pierre, dit-il en inclinant la
tête.
— À toi le bonjour, Jonas, répondit mon maître.
Suivant en cela l’us paysan, ce qui m’étonna prou de la part
de mon maître qui à l’ordinaire entrait fort directement en matière, il le
questionna sur le temps, la carrière, la dureté du labeur, les outils qu’il
faudrait remplacer, la Sarrasine qui se trouvait au marché de Marcuays,
longueur que Jonas mit à profit pour s’en aller chercher une bouteille et
emplir à déborder trois gobelets d’ailleurs fort sales. Il semblait presque que
nous eussions terminé notre visite et sur le point de nous en retourner quand
mon maître aborda l’objet de la rencontre.
— Dis donc, Jonas, que t’apenserais de la quantité de
rocher qu’il faudrait tomber pour remplacer par un mur de pierre la palissade
de bois qui cerne le potager et le verger ?
— Que ce ne serait point une petite affaire,
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