Le Bal Des Maudits - T 1
d’une femme, avaient été des périodes sombres et agitées. L’accumulation inusitée des sucs virils de sa jeunesse le rendait irritable et nerveux, l’empêchant de travailler, l’empêchant de réfléchir, l’empêchant, finalement, de penser à autre chose. Dans les hordes mêlées de l’Armée, dans les casernes, et les longues marches, et les manœuvres, et les camps des pays étrangers, il était peu probable qu’il trouvât souvent des femmes non vénales, prêtes à satisfaire les désirs d’un soldat anonyme. Gene Tunney, l’ex-champion des poids lourds, avait solennellement annoncé que, d’après les plus hautes autorités médicales, la continence ne nuisait nullement à la santé des soldats de la République. Qu’aurait répondu Freud au vainqueur de Dempsey ? Michael sourit. Il souriait, actuellement, mais il savait que, dans quelques mois, lorsqu’il se retrouverait allongé, éveillé et furieux, sur son lit étroit, dans la nuit masculine de la caserne, il apprécierait beaucoup moins l’humour de la situation.
Mourir pour la démocratie était peut-être le sort le plus beau, mais personne ne pensait jamais à parler des autres sacrifices.
Il escalada les deux marches du petit restaurant français où, derrière la vitrine, l’attendait Pegg y.
La salle était bondée et ils étaient assis non loin d’un marin roux et légèrement ivre. Chaque fois qu’il retrouvait Peggy, Michael passait deux ou trois minutes à la regarder en silence, jouissant de la beauté mobile de son visage, admirant la simplicité de sa coiffure et sa manière gracieuse de porter la toilette… Et maintenant, tandis que Michael pensait à la ville, il n’y voyait plus que les rues qu’ils avaient parcourues ensemble, les maisons dans lesquelles ils étaient entrés, les pièces qu’ils y avaient vues, les galeries qu’ils avaient visitées, les bars dans lesquels ils s’étaient assis, l’hiver, derrière les vitres engivrées. Il regarda ses joues empourprées par sa hâte à venir le rejoindre, ses yeux brillants du plaisir de le voir, ses longues mains allongées vers les siennes… Il était impossible d’imaginer que cette hâte, que ce plaisir, pourraient s’estomper un jour, qu’un jour il pourrait revenir en ces lieux et ne pas la retrouver, toujours inchangée, semblable à ce qu’elle était aujourd’hui… Il la regarda, et les pensées grotesques qu’il avait entretenues en revenant de chez son notaire s’envolèrent et disparurent. Il lui sourit gravement et toucha sa main.
– Qu’est-ce que tu avais l’intention de faire, cet après-midi ? demanda-t-il.
– D’attendre.
– D’attendre quoi ?
– D’attendre que tu me le demandes.
– O. K. ! dit Michael. Je te l’ai demandé… Un martini, dit-il au garçon.
Puis, se retournant vers Peggy :
– Un certain Michael Whitacre, que je connais bien, n’a absolument rien à faire jusqu’à demain matin, six heures trente.
– Qu’est-ce que je vais raconter à mon bureau ?
– Dis-leur que tu as été prise dans un mouvement de troupes.
– Peux pas, objecta Peggy. Mon patron est contre la guerre.
– Dis-lui que les troupes sont contre la guerre, elles aussi.
– Je ferais peut-être mieux de ne rien lui dire du tout, musa Peggy.
– Je vais lui téléphoner à ta place, annonça Michael. Je vais lui dire que, lorsque je t’ai vue pour la dernière fois, tu flottais vers Washington Square dans un martini-gin.
– Il ne boit pas.
– Ton patron, dit Michael, est un danger public.
Ils trinquèrent. Puis Michael s’aperçut que le mari n roux était penché vers lui et regardait Peggy par-dessus son épaule.
– Exactement, dit le marin.
– Si ça ne vous fait rien, gouailla Michael, madame et moi préférons être seuls.
Il se sentait le droit, maintenant, de parler durement aux soldats en uniforme.
– Exactement, répéta le marin.
Il tapota l’épaule de Michael, et Michael se souvint du sergent qui avait regardé Laura d’un air affamé, le lendemain du début de la guerre.
– Exactement, continua le marin. Je t’admire, mon pote. C’est toi qu’as raison. Quitte pas les femmes au pays pour aller faire la guerre. Reste chez toi et couche avec elles. Exactement…
– Eh ! dis donc… commença Michael.
– Excuse-moi, coupa le marin.
Il posa de l’argent sur le comptoir et enfonça son bonnet blanc sur sa tignasse rousse.
– Ça
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