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Le Bal Des Maudits - T 1

Le Bal Des Maudits - T 1

Titel: Le Bal Des Maudits - T 1 Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Irwin Shaw
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ont-ils peur de perdre trop d’hommes, dit Michael s’apercevant soudain qu’il serait en kaki, bientôt, lui aussi, et parfaitement éligible, comme les autres, pour le débarquement sur les plages d’Europe. L’ouverture d’un second front coûterait peut-être un million, un million et demi de vies américaines…
    –  Eh bien ! sacrifions un million et demi de vies américaines, dit Johnson d’une voix forte. La cause en vaut la peine… Songez à la diversion provoquée par un débarquement. Deux millions, même, s’il le faut…
    Michael lui jeta un regard étrange. Johnson, il le savait, n’était pas mobilisable, et c’était lui qui, sur le trottoir de cette élégante avenue, réclamait le sang de deux millions de ses concitoyens, sous prétexte que, sur un autre continent, les soldats russes se battaient comme des lion s. Que penserait un soldat russe, accroupi dans Stalingrad, derrière un mur effondré, grenade en main, face aux tanks, de ce patriote en chapeau de fantaisie qui, du trottoir intact d’une ville américaine respectée par la guerre, l’appelait frère et signait des pétitions.
    –  Je regrette, dit Michael. J’aimerais aider les Russes, mais je préfère laisser ce soin aux professionnels.
    Johnson s’arrêta brusquement. Il lâcha le bras de Michael et se planta devant lui, la physionomie convulsée de mépris et de fureur.
    –  Je vais vous parler franchement, Michael, dit-il : j’ai honte de vous.
    Michael acquiesça, embarrassé, parce qu’il ne pouvait pas dire ce qu’il avait sur le cœur sans blesser Johnson à jamais.
    –  Il y a longtemps que je m’y attendais, dit Johnson. Il y a longtemps que je vous vois sombrer dans la mollesse…
    –  Je regrette, répéta Michael. Je pars demain comme simple soldat, et les soldats de la République n’envoient pas de pétition à leur commandant en chef, pour lui dire comment il doit résoudre les problèmes de haute stratégie.
    –  Vous sortez complètement de la question.
    –  Peut-être… Au revoir.
    Il tourna les talons et s’éloigna.
    Il avait déjà fait une dizaine de pas lorsque Johnson lui cria.
    –  Bonne chance, Michael.
    Michael leva la main, sans même se retourne r.
    Il pensait à Johnson et à ses autres amis avec un mécontentement aigu. Il y en avait de deux sortes ; des militants insensibles, comme Johnson, avec des emplois civils « intouchables », et des patriotes à fleur de peau, en réalité cyniques et résignés. Et le temps n’était pas à la résignation. Ce n’était pas le moment de dire non ou peut-être. C’était le moment de répondre oui, de tout son cœur. D’où l’avantage de s’être engagé. Il laisserait derrière lui les résignés, les défaitistes et les héros en chambre. Il avait atteint sa majorité à une époque de critiques, dans un pays de critiques. Tout le monde critiquait les livres, et la poésie, et les pièces de théâtre, et le gouvernement et la politique de l’Angleterre, de la France ou de la Russie. Au cours des vingt dernières années, l’Amérique n’avait été qu’un cercle perpétuel de critiques dramatiques, répétant sans se lasser « Oui, je sais qu’il y a eu trois mille morts à Barcelone, mais le deuxième acte est si maladroit » Une époque de critiques dans un pays de critiques. Une époque amère dans un pays stérile ! L’heure était aux rhétoriques rugissantes, aux sauvages revanches et aux clameurs d’assurance et de vantardise. La parole était aux soldats hagards et téméraires, fanatiques et oublieux de la mort. Michael ne voyait aucun fanatique autour de lui. Les civils étaient trop au courant de ce qui se passait derrière les décors… Les controverses et les traîtrises des amoureux du six pour cent, des blocs paysans, et des blocs commerciaux, et des blocs ouvriers… Il était allé dans les restaurants chics et avait assisté à l’entrain et au plaisir des hommes et des femmes qui gagnaient l’argent à la pelle et le dépensaient avant que le Gouvernement le leur réclame. Il suffisait de ne pas être dans l’Armée pour devenir foncièrement critique. Il ne voulait plus que critiquer l’ennemi.
    Assis en face de son notaire, dans la vaste pièce lambrissée, en train de relire son testament, il se sentait vaguement ridicule. À l’extérieur, la ville vivait dans le soleil quotidien, avec ses tours pointées vers le ciel, la fumée des bateaux, sur le fleuve, la même ville,

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