Le Bal Des Maudits - T 1
s’informa Peggy.
– Je t’ai entendue.
Le gérant posa un petit verre devant Michael.
– Plus que trois bouteilles, gémit-il. Le bon cognac est introuvable, actuellement.
Michael leva les yeux et, d’un seul coup, se mit à détester ce visage bran, amical et stupide.
– Je parie rais, dit-il, qu’ils n’ont aucun mal à s’en procurer, à Rome.
Le visage de l’homme s’assombrit, et Michael le devina, se disant en lui-même : « Encore un qui me blâme pour la conduite de Mussolini. Oh ! cette guerre, cette saleté de guerre ! » Mais il répondit :
– Oui, monsieur, c’est très possible.
Il s’éloigna, niant, par les gestes de ses mains, et les tremblements inconscients de la lèvre supérieure, avoir une quelconque responsabilité dans les faits et méfaits de l’armée, de la flotte et de l’aviation italiennes.
– Alors ? gronda Peggy.
Michael dégusta son brandy, en silence.
– O. K., dit Peggy. J’ai pigé.
– Je ne vois pas, dit Michael, pourquoi nous nous marierions maintenant.
– Tu as parfaitement raison, dit Peggy. C’était juste parce que j’en avais assez de voir des célibataire ? se faire tuer.
– Peggy.
Il lui prit doucement la main.
– Peggy, ça ne te ressemble pas du tout.
– Qu’est-ce que tu en sais ? repartit Peggy. C’étaient peut-être toutes les autres fois qui ne me ressemblaient pas. Et ne t’imagine pas, surtout, que tu vas revenir dans cinq ans la poitrine barrée de médailles et que tu me retrouveras en train de te tricoter des chaussettes…
– O. K., dit Michael. N’en parlons plus.
– J’ai l’intention d’en parler, protesta Peggy.
– O. K., dit Michael. Parlons-en.
Il la vit combattre et repousser vaillamment une nouvelle crise de larmes.
– J’avais l’intention d’être très gaie, dit-elle d’une voix tremblante… J’y serais sans doute parvenu sans ce satané marin… L’ennui, vois-tu, c’est que je vais t’oublier. J’ai connu un autre homme, autrefois, en Autriche, et j’étais persuadée que je ne l’oublierais jamais. Il valait probablement mieux que toi. Un de ses cousins m’a écrit de Suisse qu’ils l’avaient tué à Vienne, l’année dernière. Nous avions rendez-vous pour aller au théâtre, le soir où j’ai reçu la lettre, et ma première pensée a été : « Je ne peux pas sortir ce soir », mais, quand tu es arrivé et que je t’ai vu, je me suis aperçue que je ne me souvenais pas du tout de l’autre homme. Il était mort, mais je l’avais complètement oublié, et pourtant je lui avais demandé de m’épouser, à lui aussi…
– Assez, Peggy, chuchota Michael. Assez, je t’en prie.
Mais elle continua, les yeux embués de larmes, péniblement contenues.
– Je l’aurais probablement oublié, même s’il m’avait épousée, et je t’oublierais probablement, si tu restais trop longtemps absent. Ce n’est sans doute qu’une superstition de ma part, mais il me semble que si tu étais marié, régulièrement, et tout, et que tu aies un foyer où revenir, tu reviendrais. C’est ridicule… L’autre s’appelait Joseph. Il n’avait pas de foyer. Rien. Alors ils l’ont tué, naturellement.
Elle se leva, brusquement.
– Attends-moi dehors, dit-elle. Je reviens tout de suite.
Elle quitta la petite salle aux murs garnis de cartes coloriées des régions vinicoles françaises. Michael régla la note, laissa un bon pourboire au garçon italien, pour le consoler des choses désagréables qu’il lui avait dites, et sortit doucement dans la rue.
Il attendit Peggy sur le trottoir, en fumant une cigarette. « Non, pensait-il, non. Elle a tort. Je ne porterai pas ce fardeau supplémentaire, et je ne la laisserai pas le porter, non plus. » Si elle devait l’oublier, ce serait un tribut de plus qu’il aurait payé à la guerre, un de ces tributs qui n’entrent pas dans les statistiques, mais qui sont, cependant, tout aussi imputables à la guerre que les blessés, les tués, et les richesses détruites. Il était douloureux et vain d’essayer de le combattre.
Peggy sortit. Ses cheveux brillaient, comme si elle les avait peignés vigoureusement, et son visage était calme et souriant.
– Pardonne-moi, dit-elle. J’en suis tout aussi étonnée que toi.
– Ce n’est rien, dit Michael. Je ne suis pas très en forme, moi non plus.
– Je ne pensais pas un seul mot de ce que j’ai dit. Tu me crois, n’est-ce
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