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Le Bal Des Maudits - T 1

Le Bal Des Maudits - T 1

Titel: Le Bal Des Maudits - T 1 Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Irwin Shaw
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pas ?
    –  Bien sûr, acquiesça Michael.
    –  Une autre fois, dit Peggy, je te raconterai l’histoire de l’homme de Vienne. C’est une histoire intéressante. Surtout pour un soldat.
    –  Oui, dit poliment Michael. J’aimerais l’entendre.
    –  Et maintenant…
    Peggy héla un taxi qui descendait lentement de Lexington Avenue.
    –  Je crois qu’il vaut mieux que je retourne au bureau pour le reste de l’après-midi, n’est-ce pas ?
    –  Je n’en vois pas l’utilité…
    Peggy lui sourit.
    –  Je pense que c’est une bonne idée, dit-elle. Nous nous retrouverons ce soir, comme si nous n’avions pas déjeuné ensemble. Je préfère… Tu trouveras certainement des tas de choses à faire cet après-midi.
    –  Bien sûr, dit Michael.
    –  Amuse-toi bien, chéri.
    Elle l’embrassa légèrement.
    –  Et n’oublie pas de mettre ton complet gris, ce soir.
    Elle monta dans le taxi sans se retourner, et le véhicule se dirigea bruyamment vers la Troisième Avenue. Michael le regarda disparaître au premier tournant. Puis il s’éloigna, marchant lentement du côté ombragé de la rue.
    Mi-volontairement, mi-involontairement, il avait cessé de penser à Peggy. Il y avait tant d’autres choses auxquelles il était possible de penser. La guerre faisait d’un homme un avare, il économisait toutes ses émotions pour elle. Mais ce n’était pas une excuse. Il voulait éviter de penser à Peggy. Il se connaissait trop bien pour imaginer qu’il lui serait possible de demeurer fidèle à une photographie, à une lettre mensuelle ; à un souvenir, pendant deux, trois, quatre ans, peut-être… Et, dans ces conditions, il n’avait pas le droit de l’enchaîner. Tous deux étaient pratiques, lucides et intelligents, et c’était un problème que des millions de gens autour d’eux résolvaient chaque jour, d’une façon ou d’une autre, et ils étaient incapables de le résoudre mieux que le plus jeune, le plus naïf, le plus illettré des culs-terreux descendu des collines, laissant sa Cora derrière lui… Il savait qu’ils n’en parleraient plus, ni cette nuit ni aucune autre nuit avant la fin de la guerre, et il savait, aussi, qu’au cours des longues nuits qui l’attendaient, sous d’autres cieux, il souffrirait au souvenir de cet après-midi d’été et qu’une voix hurlerait amèrement, au fin fond de son être : « Pourquoi ne l’as-tu pas fait ? Pourquoi ? Pourquoi ? »
    Il secoua la tête pour tenter de l’éclaircir et hâta le pas. Il dépassa un vieillard qui avançait péniblement, courbé en deux, appuyé sur sa canne. Malgré la chaleur, le vieillard portait un cache-nez de laine et un long pardessus . Il avait le teint jaune des hépatiques, et ses mains crispées sur la canne étaient jaunes, et les yeux qu’il leva vers Michael étaient liquides et amers, comme si tout jeune homme marchant d’un pas vif, dans la rue, lui faisait un affront, à lui, qui boitillait, emmitouflé, sur le bord de la tombe.
    Ce regard était surprenant, et Michael faillit s’arrêter pour mieux le dévisager, pour voir si, d’aventure, il ne le connaissait pas, et si ses griefs contre lui. Michael, n’étaient pas d’une nature plus personnelle. Mais il n’avait jamais vu ce vieillard, et il continua sa route, beaucoup plus lentement. « Imbécile, pensait Michael. Tu as dégusté tous les plats, le potage, le poisson, le vin rouge et le vin blanc, le gibier, le rôti, la salade, le fromage, et maintenant tu en es au dessert et au cognac, et, parce que tu as trouvé le dessert amer, et l’alcool trop fort, tu hais les hommes qui sont parvenus après toi à la table. Je changerais volontiers avec toi, vieillard, pensa Michael, les jours qui me restent à vivre pour les jours que tu as vécus. Les meilleurs jours de l’Amérique. Les jours optimistes, les petites guerres, les massacres modestes, l’atmosphère vivifiante du début de ce siècle… Tu t’es marié et tu t’es assis à la table sous le même toit que tes enfants pendant vingt années ininterrompues. Seuls, des étrangers combattaient, en ce temps-là. Ne m’envie pas, vieillard, ne m’envie pas. Quelle chance, quel présent des dieux d’avoir soixante-dix ans et d’être presque mort en 1942 ! J’ai pitié de toi, aujourd’hui, à cause du lourd manteau qui couvre tes vieux os frileux, à cause du cache-nez de laine qui entoure ta gorge glacée, à cause de tes mains qui tremblent sur la

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