Le Bal Des Maudits - T 1
semblable à ce qu’elle avait toujours été, et il était là, avec ses lunettes sur le nez, en train de relire des choses telles que : « … Un tiers des biens précités à mon ancienne femme, M me Laura Roberts. Au cas où elle se remarierait, ce legs deviendrait nul, et le montant réservé à son intention devrait être joint au solde laissé au nom de l’exécuteur et divisé de cette manière… »
Il se sentait en parfaite santé et le jargon légal était si pompeux et si laid. Piper était presque chauve, avec un teint pâle et des traits boursouflés. Il signait une liasse de documents, les lèvres pincées, heureux de gagner de l’argent, heureux de ses trois enfants et de son arthrite chronique, qui l’empêcheraient toujours d’être mobilisé. Michael regrettait de n’avoir pas rédigé lui même son testament, de sa propre main, dans son propre langage. Il était quelque peu honteux d’être transmis à la postérité à travers les mots vides et secs d’un notaire chauve, qui n’entendrait sans doute jamais un seul coup de fusil. Un testament devrait être une sorte de dernière lettre adressée aux survivants, un document personnel reflétant la vie et la pensée de son signataire :
« À ma mère, pour l’amour que je lui porte, et pour les souffrances qu’elle a endurées et endurera encore à cause de moi… »
« À mon ex-femme, à laquelle je pardonne humblement, et qui, je l’espère, me pardonnera, en souvenir des beaux jours passés ensemble… »
« À mon père, qui a vécu si durement, qui s’est conduit si bravement dans sa guerre quotidienne et que j’espère revoir encore une fois avant qu’il meure… » Mais Piper avait couvert onze pages dactylographiées, farcies d’« au cas où… » et d’« étant donné que… » et, si Michael mourait à présent, les autres ne connaîtraient de lui qu’une longue liste de clauses modificatives et de mesures prudentes d’homme d’affaires, rédigées dans une langue à peine intelligible.
« Plus tard, peut-être, pensa Michael, si je pense réellement que je vais mourir, j’en rédigerai un autre, meilleur que celui-ci… » Il se pencha sur le bureau de Piper et signa les quatre exemplaires.
Le notaire pressa un bouton, et deux secrétaires entrèrent, prêtes à authentifier le testament de leurs témoignages. « Absurde », pensa Michael. Ce rôle de témoin devrait être réservé à de bons amis qui le connaissaient depuis longtemps et pleureraient sa mort.
Il regarda la date sur le calendrier. Le 13 ! Il n’était pas superstitieux, mais n’était-ce pas pousser les choses un peu loin ?
Les secrétaires sortirent, et Piper se leva. Ils se serrèrent la main, et Piper conclut :
– Je vous enverrai un rapport mensuel… La pièce de Sleeper, sur laquelle Cahoon lui avait donné cinq pour cent, faisait une carrière plus qu’honorable. Les droits seraient sans doute vendus pour l ’adaptation cinématographique, et l’argent continuerait à rentrer pendant au moins deux ans.
– Je vais être le plus riche simple soldat de l’Armée américaine, plaisanta Michael.
– Je persiste à dire, répliqua Piper, que vous devriez me laisser placer votre argent. – Non, merci, dit Michael. Il en avait souvent discuté avec Piper, et Piper continuait à ne pas pouvoir comprendre. Piper possédait lui-même d’excellentes valeurs de bourse, et il aurait aimé voir Michael en acheter quelques-unes. Mais, bien qu’il n’eût jamais voulu l’admettre, il répugnait va guement à Michael de gagner de l’argent par l’argent, avec le travail des autres. Il avait essayé, un jour, d’expliquer son point de vue à Piper, mais le notaire était trop pratique pour pouvoir le comprendre, et Michael se contenta, cette fois, de sourire en secouant la tête. Piper haussa les épaules et lui tendit la main.
– Bonne chance, dit-il. Je suis sûr que la guerre ne durera plus très longtemps.
– Évidemment, dit Michael. Merci.
Il s’esquiva, heureux de sortir du bureau de l’homme de loi. Il n’était jamais à son aise lorsqu’il parlait avec un homme de loi, et aujourd’hui encore moins que les autres jours.
Il sonna l’ascenseur, pour descendre. La cabine était pleine de secrétaires en route vers leur déjeuner, et l’air sentait la poudre de riz. Tandis que l’ascenseur fonçait vers le rez-de-chaussée, du haut de ses quarante étages, Michael se demanda, une
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