Le Bal Des Maudits - T 1
crois, dit le lieutenant, que je ferais mieux de me reposer dix minutes. Ensuite, nous verrons.
Il se renversa sur le dos , tenant à deux mains le bandage saturé de sang précairement assujetti autour de sa tête.
Christian s’assit à côté de lui. Il regarda la roue avant de la motocyclette s’arrêter enfin de tourner. Elle avait fait, jusqu’alors, un petit bruit insolite, décroissant. Lorsqu’elle s’arrêta, il n’y eut plus aucun bruit. La moto était silencieuse, le lieutenant était silencieux, le désert était silencieux, les armées éparses sur le continent africain étaient silencieuses. Le désert semblait frais sous le soleil du matin. Même les épaves des tanks et des camions paraissaient simples et inoffensives dans le jour nouveau. Christian déboucha lentement son bidon. Il but une gorgée d’eau, la roula sur la langue avant de l’avaler. Jamais il n’aurait cru qu’il soit possible de faire autant de bruit en avalant une simple gorgée d’eau. Hardenburg ouvrit un œil pour voir ce que faisait Christian.
– Économisez votre eau, dit-il automatiquement.
Oui, mon lieutenant, dit Christian, pensan t avec admiration : « Cet homme donnera encore des ordres au démon qui le poussera dans la chaudière de l’enfer.
Hardenburg, pensa-t-il, quel triomphe d e l’éducation militaire allemande ! Les ordres jaillissait de sa bouche comme le sang d’une artère. À son dernier soupir, il dictera encore le plan des trois prochaines opérations. »
Finalement Hardenburg soupira et se dressa sur son séant.
– C’est vous qui avez posé ce bandage ? demanda-t-il.
– Oui, mon lieutenant. « Qui d’autre ? » pensa Christian.
– Il tombera au premier mouvement que je ferai, dit froidement Hardenburg, sans colère, d’un ton objectivement critique. Où avez-vous appris à faire un pansement ?
– Je regrette, mon lieutenant, dit Christian. Je devais être moi-même quelque peu ébranlé.
– Je le suppose, dit Hardenburg. Quoi qu’il en soit, c’est toujours ennuyeux de gâcher un bandage.
Il ouvrit sa tunique, en sortit un étui de toile cirée, duquel il tira une carte d’état-major. Il déplia la carte, l’étala sur le sable.
– Voyons un peu où nous sommes, dit-il.
« Merveilleux, pensa Christian, toujours prêt à toutes éventualités. »
Hardenburg étudia la carte, en grimaçant de douleur et maintenant son pansement d’une main. Mais il calcula rapidement, replia la carte, la glissa dans son étui, et remit le tout dans sa tunique.
– Très bien, dit-il enfin. Cette piste en rejoint une autre, à huit kilomètres d’ici. Il faut que nous allions au moins jusque-là. Croyez-vous pouvoir y arriver ?
– Oui, mon lieutenant, dit Christian. Et vous ?
Hardenburg le regarda dédaigneusement.
– Ne vous inquiétez pas de moi. Debout ! ordonna-t-il à la compagnie fantôme à laquelle il s’adressait continuellement.
Christian se leva. Son bras et son épaule le faisaient souffrir, et il ne les remuait qu’avec difficulté, mais il se savait capable de parcourir une partie, sinon la totalité de ces huit kilomètres. Il regarda Hardenburg se relever avec un effort surhumain. La sueur jaillit sur son visage et le sang se remit à couler sur son front, à travers le bandage trempé. Mais, lorsque Christian se pencha vers lui pour l’aider, Hardenburg lui jeta un regard meurtrier et aboya :
– Arrière, sergent !
Christian recula. Hardenburg enfonça ses talons dans le sable, comme pour se préparer à recevoir dans le dos la charge impétueuse d’un géant.
Il se mit à pousser, férocement, avec une froide détermination, coudes rigides, visage baigné de sueur. Lentement, centimètre par centimètre, affreusement défiguré par la muette intensité de sa souffrance, il parvint à se redresser à demi. Puis, d’un seul coup, il se redressa complètement, chancelant, mais très droit, la physionomie couverte d’un mélange affreux de sang, de sueur et de crasse. Il pleurait, constata Christian, stupéfait, et les larmes traçaient des lignes parallèles dans l’enduit sans nom qui engluait son visage. Il respirait difficilement, en courts sanglots torturés, mais il serra les dents et, d’un mouvement gauche et grotesque, se tourna vers le nord.
– Très bien, dit-il. En avant.
Il précéda Christian sur le sable lourd de la piste. Il boitait, et sa tête retombait à chaque instant sur son épaule
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