Le Bal Des Maudits - T 1
homme chantait ; « Je n’ai pas élevé mon fils pour en faire un soldat, disait toujours la pauvre mè-è-re… » Deux autres se disputaient au sujet de la date probable de la fin des hostilités.
– En 1950, disait l’un. À la fin de l’automne. Les guerres finissent toujours à la fin d’un automne.
– La guerre avec les Allemands, peut-être, disait l’autre. Mais, après ça, y aura encore les Japs.
– Moi, je signerais un armistice avec n’importe qui, intervint une troisième voix. Avec les Bulgares ou les Mexicains ou les Égyptiens. N’importe qui.
– En 1950, répéta la première voix. Rappelez-vous ce que je vous dis. Et on prendra tous une balle dans le cul d’ici là.
Noah cessa de les écouter. Il s’adossa aux marches de bois, à moitié endormi, et attendit le capitaine en pensant à Hope, son épouse lointaine. Son anniversaire tombait la semaine prochaine, le mardi, et il avait économisé dix dollars, qu’il conservait précieusement dans le fond de son sac, pour lui acheter un cadeau. Qu’est-ce qu’on pouvait acheter en ville, pour dix dollars ? Une écharpe, un chemisier… Il se l’imagina avec une écharpe. Puis il se l’imagina avec un chemisier, blanc de préférence, avec sa gorge frêle émergeant de l’étoffe blanche, et le casque noir de ses longs cheveux. Un chemisier, oui. On pouvait certainement trouver quelque chose de bien, même en Floride, pour une dizaine de dollars.
Colclough revint. Il monta lourdement les marches de la salle du rapport. À cinquante mètres, on l’aurait reconnu pour un officier, rien qu’à sa façon de remuer son derrière.
Noah se leva et suivit Colclough dans la salle du rapport. Le capitaine était assis à son bureau et fronçait les sourcils, d’un air important, en regardant quelques feuilles de papier étalées devant lui.
– Sergent, dit calmement Noah. Je voudrais avoir la permission de parler au capitaine.
Le sergent le regarda, se leva et fit les trois ou quatre pas qui séparaient son bureau de celui du capitaine.
– Mon capitaine, dit-il, le soldat Ackermann désire vous parler.
Colclough ne broncha pas.
– Dites-lui d’attendre, répliqua-t-il.
Le sergent se tourna vers Noah.
– Le capitaine vous fait dire d’attendre, répéta-t-il.
Noah s’assit et observa le capitaine. Au bout d’une demi-heure, le capitaine fit signe au sergent.
– Allez-y, dit le sergent. Et soyez bref.
Noah se leva, salua le capitaine.
– Le soldat Ackermann, dit-il, a la permission du sergent-chef de parler au capitaine.
– Oui ?
Colclough ne leva pas les yeux.
– Mon capitaine, dit nerveusement Noah, ma femme arrivera en ville vendredi soir, et elle m’a demandé de la rejoindre dans le hall de l’hôtel, et je voudrais avoir la permission de quitter le camp vendredi soir.
Pendant plusieurs minutes, Colclough ne répondit pas.
– Soldat Ackermann, dit-il enfin, vous connaissez le règlement de la compagnie ? La compagnie est toujours consignée le vendredi soir pour se préparer à l’inspection…
– Oui, mon capitaine, dit Noah. Mais c’est le seul train dans lequel elle ait pu avoir des places, et elle m’attendra, et j’avais pensé que, juste pour cette fois…
– Ackermann – Colclough, enfin leva les yeux, – sachez que, dans l’armée, le devoir passe avant tout. Je ne sais pas si j’arriverai jamais à le faire comprendre à un seul d’entre vous, mais nom de D…, j’ai bien l’intention d’essayer. L’Armée se fout que vous voyiez votre femme ou non. Quand vous n’êtes pas de service vous pouvez faire ce que vous voulez. Quand vous êtes de service, vous êtes de service. Un point c’est tout. Maintenant, sortez.
– Oui, mon capitaine, dit Noah.
– Oui, mon capitaine, quoi ? aboya Colclough.
– Oui, mon capitaine. Merci, mon capitaine, di t Noah, se souvenant in extremis des conférences sur la politesse militaire.
Il salua et se retira.
Bien que celui-ci lui coûtât quatre-vingt-cinq cents, il envoya un télégramme. Mais il n’eut aucune réponse, au cours des deux jours suivants, et il n’avait aucun moyen de savoir si elle l’avait reçu ou non. Il ne dormit pas de la nuit, du vendredi au samedi, sachant que Hope était près de lui, après tout ces mois, à une quinzaine de kilomètres, l’attendant à l’hôtel, ne sachant même pas, peut-être, ce qui lui était arrivé, ignorant tout des gens tels que Colclough
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