Le Bal Des Maudits - T 1
heureux qu’elle le déçoive, parce que – bien qu’il sût parfaitement qu’il ne pourrait éviter d’y repenser tôt ou tard – elle lui évitait, pour l’instant, de penser à sa propre faillite.
Ils partirent un peu plus tard, au milieu d’une assistance gaie et désinvolte, qui affectait de croire qu’Arney avait simplement voulu jouer un bon tour à ses amis. Arney était allongé sur le plancher et dormait. Il avait refusé de se laisser coucher dans un lit et retombait du canapé chaque fois qu’ils l’y remettaient. Heureux et souriant, Parrish, au bar, demandait au barman à quelle union il appartenait.
Michael voulait rentrer chez lui, mais Laura avait faim et, sans trop savoir comment, ils se trouvèrent pris dans un groupe, et quelqu’un avait une grosse voiture, et tout le monde s’assit sur les genoux de tout le monde, et Michael fut soulagé lorsqu’ils s’arrêtèrent devant un grand restaurant de Madison Avenue et qu’il put enfin descendre de la voiture surpeuplée.
Ils s’assirent dans une salle aux murs d’un orange agressif, ornés, pour une raison quelconque, de peintures indiennes ; des extras inexpérimentés parcouraient en trébuchant la foule trébuchante des dîneurs. Michael se sentait ivre. Ses paupières s’obstinaient à retomber sur ses yeux. Il s’abstenait de parler, car il s’entendait bafouiller chaque fois qu’il le tentait. Il regarda autour de lui, la bouche tordue par ce qu’il croyait être un sourire de mépris souverain pour le monde qui l’environnait. Louise était à cette table, remarqua-t-il soudain, avec son mari. Et Katherine avec les trois juniors de Harvard. Et Wade, à côté de Laura, et qui lui tenait la main. La tête de Michael commença à s’éclaircir et à lui faire mal. Il commanda un sandwich et une bouteille de bière.
« Tout ceci est scandaleux, pensa-t-il lourdement, scandaleux. » Ex-soupirants, ex-passades, ex-rien du tout. Était-ce mardi ou mercredi après-midi qu’il avait rendez-vous avec Louise ? Et quel jour Wade avait-il rendez-vous avec Laura ? « Un nid de serpents hivernants », avait dit Arney. Arney était un vieil imbécile, un type fini, mais il n’avait pas tort. Cette vie ne savait plus ce que c’était que l’honneur, la décence ; cette vie amorphe, avilissante… Martini, bière, brandy, scotch, remettez-nous ça, et tout s’évanouissait dans une brume alcoolique ; le respect des autres et de soi-même, la fidélité, le courage, l’esprit de décision. Il était fatal que Parrish bondisse de cette manière. Danger, donc action. C’était automatique. Michael avait été là, tout près de la fenêtre, mais il avait à peine bougé ; un léger glissement de pieds, et rien de plus. Il était resté là, trop gras, trop d’alcool et trop d’attaches, une femme qui était pratiquement une étrangère, arrivant de Hollywood pour une semaine à la fois, pleine d’histoires de Hollywood, où elle faisait Dieu seul savait quoi avec Dieu seul savait combien d’autres hommes, durant les longs soirs parfumés à l’orange de la côte californienne, tandis que lui-même gâchait les années de sa jeunesse, dérivant avec la marée facile du théâtre, gagnant un peu d’argent, satisfait de son sort, n’osant jamais faire le geste décisif… Il avait trente ans, et ils étaient en 1938. Il était temps qu’il se cramponne, s’il ne voulait pas se retrouver un jour devant la même fenêtre qu’Arney.
Il se leva, murmura :
– Excusez-moi – et se dirigea, à travers le restaurant bondé, vers la porte marquée « Messieurs ».
« Cramponne-toi, se disait-il, cramponne-toi. » Divorcer d’avec Laura, mener une vie rigoureuse, ascétique, vivre comme il avait vécu à vingt ans, dix années auparavant, lorsque tout était honorable et clair, et que la naissance d’une nouvelle année n’apportait pas avec elle un immense dégoût pour l’année défunte.
Il descendit les marches des lavabos. Pourquoi ne pas recommencer, maintenant ? Il allait se tremper la tête dans l’eau glacée, pendant une dizaine de minutes. Une fois lavée cette sueur pâle, une fois effacée de ses joues cette rougeur malsaine, une fois ses cheveux remis en ordre, frais et aplatis sur sa tête, il pourrait regarder l’année nouvelle avec des yeux plus clairs…
Il ouvrit la porte des lavabos, s’arrêta devant l’un d’eux et jeta, dans le miroir, un regard haineux à ce visage amolli,
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