Le Bal Des Maudits - T 1
chaque matin. En dehors de lui, Noah ne voyait personne. Il ne connaissait personne d’autre dans la ville. Son père insistait pour qu’il restât près de lui nuit et jour, et Noah dormait sur le plancher, devant la fenêtre, sur un matelas éventré que le directeur de l’hôtel lui avait donné à contrecœur.
Noah écoutait la lourde et tragique respiration qui emplissait le silence de la pièce, empestée par l’odeur des médicaments. Il était sûr que son père était éveillé et qu’il respirait exprès de cette façon, profondément, péniblement, non par nécessité, mais parce qu’il sentait que, lorsqu’un homme repose sur son lit de mort, sa respiration même doit rester dans le ton. Noah regarda de très près la belle tête patriarcale de son père, sur le fond sombre de l’oreiller, près de l’étalage faiblement étincelant des spécialités pharmaceutiques. Une fois de plus, Noah ne put s’empêcher de se sentir ennuyé par les sourcils saillants, broussailleux, jamais taillés, la rude tignasse théâtralement ondulée – Noah était certain que son père l’oxygénait pour en parfaire la blancheur argentée – la spectaculaire barbe blanche sur les fines mâchoires ascétiques. « Pourquoi, pensait Noah, irrité, pourquoi veut-il absolument avoir l’air d’un roi hébreu chargé d’une ambassade en Californie ? Si encore il avait vécu de cette manière !… » Mais avec toutes les femmes dont il avait traversé les vies, au cours de sa longue existence agitée, toutes les banqueroutes, tout l’argent emprunté et jamais rendu, et la chaîne de créanciers qui s’étendait d’Odessa à Honolulu, c’était une mauvaise plaisanterie que son père jouait au monde de ressembler encore à Moïse descendant du Sinaï avec les Tables de la Loi.
– Hâte-toi, dit Jacob en ouvrant les yeux, hâte-toi, ô Dieu ! de me délivrer. Hâte-toi de m’aider, ô Seigneur !
C’était une autre habitude qui avait toujours eu le don de faire entrer Noah dans une rage folle. Jacob connaissait la Bible par cœur, tant en anglais qu’en hébreu, et, en dépit de sa totale irréligion, saupoudrait à chaque instant ses discours de longues citations.
– Délivre-moi, ô mon Dieu, de la main des méchants, de la main de l’homme injuste et cruel.
Jacob fit rouler sa tête, se tourna vers le mur et referma les yeux. Noah se leva de sa chaise, s’approcha du lit et tira les couvertures sur la poitrine de son père. Mais Jacob ne donna aucun signe d’avoir remarqué quoi que ce soit. Noah l’observa un instant, écoutant sa respiration saccadée. Puis il tourna les talons et gagna la fenêtre. Il l’ouvrit et renifla le brouillard humide, mouvant, chargé de l’odeur lourde de la mer. Une automobile descendit la rue à une allure dangereusement rapide, saluant la nouvelle année de longs coups de klaxon, et disparut dans le brouillard.
« Quel endroit, pensa Noah sans raison, quel endroit pour y célébrer la nouvelle année ! » Il frissonna un peu dans l’air froid, mais laissa la fenêtre ouverte. Il avait été archiviste dans une maison de Chicago qui exécutait les commandes faites par correspondance, et, pour être franc avec lui-même, il devait s’avouer qu’il avait accueilli à bras ouverts l’occasion – fût-ce pour y assister à la mort de son père – de venir en Californie. Il avait imaginé la côte ensoleillée, les plages brûlantes, les vergers tendant leurs feuilles vers le soleil, les jolies filles… Il sourit amèrement en regardant autour de lui. Il pleuvait depuis une semaine. Et son père prolongeait un peu trop sa scène de mort. Noah en était à ses sept derniers dollars, et il avait découvert que certains créanciers avaient des droits sur le studio photographique de son père. Même si tout se passait au mieux, même si le matériel était vendu à des prix élevés, ils ne pouvaient espérer récupérer plus de trente cents du dollar. Noah était allé jusqu’au petit studio délabré, proche de l’océan, et avait regardé à travers la porte vitrée. Son père était spécialisé dans les portraits de jeunes femmes, extrêmement artistiques, extrêmement retouchés. Cent beautés locales aux paupières lourdes y avaient attendu, drapées de velours noir, la sortie du petit oiseau poussiéreux. C’était le genre de travail que son père avait toujours fait, le genre de travail qui avait conduit la mère de Noah vers une mort
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