Le Bal Des Maudits - T 1
prématurée, le genre de travail qui ouvre un atelier pour une saison, dans un immeuble délabré, fleurit pendant quelques mois et disparaît un beau jour en laissant derrière soi une comptabilité qui ne prouve rien, un chapelet de dettes, un stock de vieilles photographies et d’affichettes publicitaires qui sont finalement brûlées dans l’arrière-cour à l’arrivée du locataire suivant.
Jacob, au cours de sa carrière, avait également vendu des concessions funéraires, des procédés anticonceptionnels, des immeubles, du vin de messe, des emplacements publicitaires, du mobilier d’occasion, des robes de mariées, et avait même, en une occasion mémorable, ouvert à Baltimore, Maryland, un invraisemblable magasin de shipchandler (3) . Dans aucune de ces professions il n’avait jamais gagné sa vie. Mais dans toutes, grâce à sa langue adroite et roulante, à sa rhétorique archaïque bourrée de citations de la Bible, grâce à son beau visage intense et animé, aux amples mouvements de ses longues mains, il avait toujours trouvé des femmes prêtes à combler la différence entre ce qu’il tirait lui-même du champ de bataille économique qui l’environnait et ce qu’il lui fallait pour vivre. Noah était son seul enfant, et la vie de Noah avait été errante et désordonnée. Souventes fois, il avait été abandonné pour de longues périodes chez de vagues parents ou, solitaire et persécuté, dans de minables écoles militaires.
– Ils sont en train de brûler mon frère Israël dans la chaudière des païens.
Noah soupira, referma la fenêtre. Jacob étai t allongé, rigide, les yeux grands ouverts, contemplant te plafond. Noah alluma l’unique ampoule. Il l’avait munie d’un abat-jour de papier rose, à présent légèrement roussi, qui, lorsque la lampe était allumée, ajoutait sa petite odeur personnelle à l’atmosphère générale de la chambre du malade.
– Puis-je faire quelque chose pour toi, père ? demanda Noah.
– Je vois les flammes, dit Jacob. Je sens l’odeur de la chair brûlée. Je vois les os de mon frère se calciner dans les flammes. Je l’ai abandonné et il meurt aujourd’hui parmi les étrangers.
Noah ne pouvait s’empêcher de se sentir ennuyé par son père. Jacob n’avait pas vu son frère depuis trente-cinq ans, l’avait, en fait, laissé en Russie avec leurs parents pour aller chercher fortune en Amérique. D’après ce que Noah avait entendu dire, Jacob avait méprisé son frère et ils s’étaient séparés ennemis. Mais, deux années auparavant, une lettre était arrivée de Hambourg, où le frère de Jacob était allé s’établir en 1919. La lettre avait été suppliante et désespérée. Noah devait admettre que Jacob avait fait tout ce qu’il avait pu. Il avait écrit d’innombrables lettres aux Services de l’Immigration, il était allé à Washington, où il avait hanté les couloirs des ministères, vision barbue, anachronique et sainte, moitié rabbin, moitié vagabond, improbable et déplacée parmi les jeunes gens au parler doux et vague de Princeton et de Harvard, qui remuaient dédaigneusement des papiers inutiles sur leurs bureaux luisants. Mais rien n’en était sorti, et, après cet unique appel au secours, il y avait eu l’affreux silence de l’Allemagne officielle. Il était donc retourné à son soleil et à son studio photographique et à sa grassouillette veuve Morton, à Santa Monica, et n’en avait plus jamais parlé. Mais aujourd’hui, avec le brouillard rouge soupirant derrière la fenêtre, et la nouvelle année qui frappait à la porte, et la mort – une simple question d’heures, s’il fallait croire le médecin, – le frère abandonné, perdu dans le tourbillon politique de l’Europe, jetait de nouveaux cris d’appel dans le cerveau obscurci du mourant.
– Chair, dit Jacob, la voix toujours grave et roulante, même sur son dernier oreiller, chair de ma chair, os de mes os, c’est toi qui subis le châtiment des péchés de mon corps et des péchés de mon âme.
« O, mon Dieu ! pensa Noah en regardant son père, pourquoi faut-il qu’il parle t oujours comme un prophète sur une colline de Judée ? »
– Ne souris pas.
Jacob fixa sur lui le regard intense de ses yeux étonnamment clairs et lucides, dans les sombres cavernes de son visage.
– Ne souris pas, mon fils ; mon frère est en train de brûler pour toi.
– Je ne souris pas, père.
Noah posa sur le front de
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