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Le Bal Des Maudits - T 1

Le Bal Des Maudits - T 1

Titel: Le Bal Des Maudits - T 1 Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Irwin Shaw
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à ces yeux ridés, clignotants, à cette bouche irrésolue et faible. Il se souvenait de son visage à vingt ans. Dur, mince, vivant, entier, d’une seule pièce… Il était toujours là, ce visage, derrière le visage déplaisant reflété par le miroir. Il rechercherait son ancien visage, derrière les marques disgracieuses des années écoul ées…
    Il courba la tête et aspergea ses yeux et ses joues d’eau glacée. Il se sécha, la peau parcourue d’agréables picotements. Rafraîchi, il remonta sobrement les marches pour rejoindre les autres à la grande table, au centre de la salle bruyante et enfumée.

 
3
     
     
     
    À la limite ouest de l’Amérique, dans la ville côtière de Santa Monica, parmi les rues plates et les palmiers déchiquetés, la vieille année mourait dans un brouillard gris qui montait, avec le ressac festonné des ondes huileuses, à l’assaut des plages humides, submergeait les cabanes des marchands de pâtés en croûtes, fermées pour la durée de l’hiver, les villas des stars de cinéma, et la route côtière qui conduit au Mexique et en Oregon.
    Les rues de la ville étaient désertes, abandonnées au brouillard, comme si la nouvelle année avait été une calamité publique qu’on pouvait seulement éviter en restant bien sagement chez soi, jusqu’à ce que le danger soit passé. Ici et là, une lumière projetait une lueur embuée, et, dans quelques-unes des rues, le brouillard avait cette teinte rouge néon qui est désormais la couleur nocturne des villes d’Amérique. Les frêles tubes rouges signalaient les restaurants, les marchands de crème glacée, les cinémas, les hôtels, mais, au cœur de cette nuit chagrine et silencieuse, l’effet réel était tragique et menaçant, comme un regard jeté par la race humaine à sa dernière demeure, caverneuse et sanglante, à travers des rideaux mouvants et gris.
    L’enseigne électrique de l’Hôtel de la Mer d’où, même par les jours les plus clairs, la mer était toujours invisible, faible luminosité aux bouffées de brouillard qui défilaient à l’extérieur, devant la fenêtre de Noah. La lumière filtrait dans la pièce assombrie, touchait le plâtre humide des murs et la lithographie des chutes de Yosemite pendue au-dessus du lit. Des éclaboussures de lumière rouge tombaient sur l’oreiller, sur le visage endormi du père de Noah, sur le grand nez agressif, les narines courbes, distendues, les sourcils saillants, les profondes orbites, le haut front imposant, les cheveux blancs embroussaillés, la moustache de cour, la barbe à la Van Dyck, parfaitement à sa place au menton d’un colonel du Kentucky, dans un film d’époque, mais étrangement déplacée sur un Juif mourant, dans une étroite chambre d’hôtel.
    Noah aurait aimé lire, mais il ne voulait pas éveiller son père en allumant la lumière. Il essaya de dormir, assis dans l’unique fauteuil mal rembourré, mais la respiration ronflante et irrégulière de son père l’en empêcha. Le docteur avait dit à Noah que Jacob se mourait, comme l’avait dit cette femme que son père avait renvoyée, la veille de Noël, cette veuve, comment s’appelait-elle ?… Morton ; mais Noah ne les croyait pas. Son père lui avait fait envoyer par M me  Morton un télégramme lui demandant de venir tout de suite. Noah avait vendu son pardessus , sa machine à écrire et sa vieille malle pour payer son voyage. Il avait fait diligence, sans se reposer en route, et était arrivé à Santa Monica épuisé, la tête vide, juste à temps pour assister à la grande scène.
    Jacob avait brossé ses cheveux et peigné sa barbe, et s’était assis dans son lit comme Job discutant avec Dieu. Il avait embrassé M me  Morton, qui avait plus de cinquante ans, et l’avait renvoyée en disant de sa voix roulante d’acteur :
    –  Je veux mourir dans les bras de mon fils. Je veux mourir parmi le s Juifs. À présent, disons-nous au revoir.
    Noah apprit ainsi que M me  Morton n’était pas juive. Elle pleura, et toute la scène ressembla étrangement à un passage du second acte d’une pièce yiddish, sur la Deuxième Avenue, à New York. Mais Jacob n’avait pas fléchi. M me  Morton avait dû partir. Sa fille mariée avait insisté pour emmener avec elle la veuve éplorée à San Francisco, dans sa famille ; Noah resta seul avec son père, dans la petite chambre à un seul lit, à un demi-mille de l’océan hivernal.
    Le docteur venait un moment,

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