Le Bal Des Maudits - T 1
lui faudrait rester ainsi, immobile dans l’ombre, en espérant qu’Arney ne les découvrirait point.
– Les gens disent, continua musicalement Arney, d’une voix basse et nostalgique, que j’ai laissé mon talent à Hollywood, Tommy. Et il n’y a pas de doute : c’est l’endroit où on le laisse toujours si l’on doit le laisser quelque part. Mais je ne les crois pas, Tommy, je ne les crois pas. Je suis un type fini, et tout le monde m’évite. Je ne vais pas voir le médecin parce que je suis sûr qu’il ne m’en donnerait pas pour plus de six mois. Ma dernière pièce n’aurait jamais été jouée dans un État bien organisé, mais ce n’est pas la faute de Hollywood. Je suis un homme faible et intelligent, Tommy, et notre époque n’est pas faite pour les hommes faibles et intelligents. Suis mon conseil, Tommy : deviens stupide en grandissant. Fort et stupide.
Arney bougea lourdement sur le lit, se leva, et sa silhouette se découpa sur le fond vaguement lumineux de la fenêtre.
– Ne t’imagine pas un instant, Tommy, que je sois en train de me plaindre, reprit Arney d’une voix forte, obstinée. Je suis un vieil ivrogne, et tout le monde se moque de moi. J’ai déçu tous ceux que je connaissais. Mais je ne me plains pas. Si c’était à refaire, je le referais exactement de la même façon.
Il remua les bras ; la tasse et la soucoupe tombèrent sur le plancher, s’y brisèrent. Mais Arney ne parut pas s’en apercevoir.
– Il n’y a qu’une chose, Tommy, poursuivit-il d’un ton menaçant, une seule chose que je ferais d’une autre façon.
Il s’arrêta, réfléchit, dit :
– Je… et s’arrêta encore. Non Tommy, tu es trop jeune.
Il pivota majestueusement, écrasant sous ses semelles les débris de la soucoupe, et se dirigea vers la porte. Tommy se réallongea dans son lit. Arney passa devan t Louise et Michael et ouvrit la porte. Un flot de lumière pénétra dans la pièce, et Arney les aperçut. Il leur adressa un sourire angélique.
– Whitacre, dit-il. Whitacre, mon vieux, voudriez-vous faire une faveur à un vieillard ? Allez à la cuisine, Whitacre, mon vieux, et rapportez-moi ici une tasse et une soucoupe. Un salaud quelconque vient de casser la mienne.
– Avec plaisir, dit Michael.
Il se leva, et Louise fit de même.
– Dors, Tommy, dit-il en sortant de la pièce.
– Oui, monsieur, répondit Tommy.
Sa voix était ensommeillée, quoique troublée.
Michael soupira, referma la porte et partit en quête d’une tasse et d’une soucoupe.
Le reste de la soirée demeura confus dans l’esprit de Michael. Plus tard, il fut incapable de se souvenir s’il avait ou non pris rendez-vous avec Louise pour mardi après-midi ni si la diseuse de bonne aventure avait ou non prédit à Laura qu’ils divorceraient prochainement. Mais il se souvint toujours d’avoir vu Arney apparaître à l’autre bout de la pièce, le visage souriant, le menton humide de whisky. La tête légèrement penchée de côté, comme si son cou avait été paralysé, Arney traversa la pièce d’un pas ferme, sans se soucier des autres invités, et parvint bientôt près de Michael. Il hésita un moment devant la haute fenêtre à deux battants, puis l’ouvrit et se mit à enjamber sa barre d’appui. Sa veste s’était accrochée à une lampe. Il s’arrêta pour la dégager et reprit son mouvement interrompu. Michael le regardait et savait qu’il fallait se précipiter vers lui et l’empoigner. Il sentait ses jambes et ses bras se mouvoir lentement, comme dans un rêve, bien qu’il sût parfaitement que, s’il ne bougeait pas plus vite, l’auteur passerait par la fenêtre et tomberait du onzième étage avant qu’il ait eu le temps de l’atteindre.
Puis il entendit, derrière lui, un bruit de pas précipités. Un homme le dépassa d’un bond et prit l’auteur à bras-le-corps. Les deux silhouettes oscillèrent dangereusement au bord de la chute, contre le fond rouge des nuages illuminés par les enseignes au néon de New York. Quelqu’un referma la fenêtre, et ils se retrouvèrent en sécurité. Michael reconnut Parrish. Il était demeuré au bar, à une certaine distance de la fenêtre, et cependant c’était lui qui venait de le dépasser et sauver l’auteur dramatique.
Dans les bras de Michael, Laura cachait son visage et pleurait. Elle le décevait profondément d’être aussi inutile et encombrante à un moment comme celui-ci, et il était
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