Le Bal Des Maudits - T 1
et suis passé d’une position importante à une autre position importante. En dix-huit mois, je suis devenu le membre le plus compétent de la firme. J’en suis désormais l’un des principaux associés et ai épousé la fille du propriétaire de l’entreprise, un certain M. von Kramer, descendant d’une vieille famille américaine. Je sais que tu seras heureux d’apprendre que nous avons cinq fils et deux filles qui sont pour leurs vieux parents une source constante de joie et d’orgueil. Nous nous sommes retirés dans un faubourg exclusif de Los Angeles, grande ville de l’océan Pacifique, où le soleil brille toute l’année. Nous avons une maison de quatorze pièces et je ne me lève pas avant neuf heures et demie chaque matin et je vais à mon club jouer au golf tous les après-midi. Je sais que tu seras heureux d’apprendre…
Noah sentit l’émotion lui serrer la gorge. Il avait l’impression irraisonnée que, s’il ouvrait la bouche, il ne pourrait s’empêcher d’éclater de rire et que son père mourrait au son des éclats de rire de son fils.
– Noah, demanda Jacob d’un ton plaintif, tu écris tout ce que je te dis ?
– Oui, père, parvint à répondre Noah.
– Il est vrai, reprit calmement Jacob, que tu es l’aîné de nous deux et que tu m’as toujours donné des conseils. Mais, de nos jours, aîné et cadet sont des mots sans signification. J’ai beaucoup voyagé, et je crois le moment venu, à mon tour, de te donner quelques conseils. Il est important de savoir comment un Juif doit se comporter. Il y a beaucoup de gens envieux dans le monde, et ils deviennent chaque jour plus nombreux, ils regardent les Juifs et disent : « Voyez comme ils se tiennent mal à table », ou « Les » diamants de leurs femmes sont en toc », ou « Écoutez » le bruit qu’ils font au théâtre », ou « Leurs balances » sont truquées. Vous n’en aurez pas pour votre argent » si vous allez dans leurs boutiques. » Les temps deviennent de plus en plus difficiles, et chaque Juif doit se conduire comme si la vie de tous les autres Juifs au monde dépendait de chacune de ses actions. Il doit donc manger sans se faire remarquer, en utilisant sa fourchette et son couteau avec délicatesse. Sa femme ne doit pas porter de diamants, surtout en toc. Ses balances doivent être les plus justes de la ville. Il doit marcher d’une manière digne et respectable… Non, cria soudain Jacob, efface tout ça. Ça ne servira qu’à le mettre en colère.
Il respira profondément et se tut. Il ne bougeait plus dans son ht et Noah se tourna vers lui, mal à l’aise, doutant qu’il soit encore en vie.
– Mon cher frère, reprit enfin Jacob, d’une voix rauque, brisée, méconnaissable, tout ceci n’est que mensonge. J’ai mené une vie misérable, j’ai trompé tous ceux qui me connaissaient, j’ai causé la mort de ma femme, je n’ai qu’un fils, pour lequel je ne nourris aucun espoir et j’ai échoué dans tout ce que j’ai tenté et tout ce que tu avais dit qu’il m’arriverait m’est arrivé…
Sa voix s’arrêta. Il suffoqua, essaya de continuer et mourut.
Noah toucha la poitrine de son père, cherchant les battements du cœur. La peau était plissée, les os de sa poitrine frêles et bossués, et le calme qui régnait sous la peau flasque et parcheminée était désormais irrévocable.
Noah croisa les mains de son père sur sa poitrine, et, parce qu’il avait vu des gens agir ainsi dans les films, il ferma les paupières immobiles. La bouche de Jacob était ouverte, avec une expression réaliste et vivante, comme s’il avait été sur le point de reprendre la parole, mais Noah ne savait que faire à ce sujet, et il la laissa ainsi, sans y toucher. Il ne pouvait s’empêcher de ressentir une sorte de soulagement. C’était fini, maintenant. La voix exigeante, impérieuse, s’était tue. Les grandes mains de comédien ne feraient plus de gestes.
Noah parcourut la chambre, procédant calmement à l’inventaire des objets de valeur. Il n’y avait que peu de choses. Deux complets croisés, râpés et plutôt voyants, une édition reliée de cuir de la Bible du Roi Jacques, un cadre argenté avec une photo de Noah, âgé de sept ans, sur un poney du Shetland, une petite boîte contenant une paire de boutons de manchettes et une épingle de cravate de verre et de nickel, une enveloppe rouge soigneusement ficelée. Noah l’ouvrit, en tira une liasse de papiers :
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