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Le Bal Des Maudits - T 1

Le Bal Des Maudits - T 1

Titel: Le Bal Des Maudits - T 1 Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Irwin Shaw
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avant de parvenir à trouver la lampe.
    Son père gisait rigide et frêle sur le lit, bouche béante. Noah vacilla un peu en le regardant. Étrange vieillard, stupide et rusé, avec sa barbe de fantaisie, et ses cheveux décolorés, et sa Bible reliée de cuir.
    « Hâte-toi, hâte-toi, ô mon Dieu, de me délivrer… » « À quelle religion appartenait le défunt ? » Noah se sentait un peu perdu. Son esprit semblait incapable de se fixer sur une pensée déterminée, et les idées se succédaient, se chevauchaient dans sa tête, absurdes et indépendantes. Lèvres charnues. Vingt-cinq dollars pour les marins et rien pour lui. Il n’avait jamais eu de chance auprès des femmes. Assurément rien de comparable à ce qui venait de lui arriver. Les ennuis rendaient probablement un homme séduisant, et la femme l’avait senti. Évidemment, elle était complètement ivre… Ronald Beaverbrook. La façon dont les fleurs de sa robe avaient dansé sur sa croupe tandis qu’elle se dirigeait vers les lavabos. S’il était resté, il serait probablement couché avec elle, maintenant. Bien au chaud sous les couvertures, avec cette douce chair grasse et blanche, l’oignon, le gin et la groseille. Il connut un instant d’amer regret de se trouver là , d ans la pièce nue , a vec le cadavre du vieillard… Si les rôles avaient été renversés, pensa-t-il, s’il avait été mort et si le vieux avait reçu cette offre, il était diablement sûr que Jacob serait dans ce ht, à présent, avec la blonde et les quatre roses. Quelle pensée ! Noah secoua la tête. Son père, qui l’avait engendré… Grand Dieu, allait-il se mettre à parler comme lui, en vieillissant ?
    Noah se força à regarder une minute entière le visage de son père. Il essaya de pleurer. Abandonné de cette façon, une nuit d’hier, à la fin d’une année, un homme, tout homme, était en droit d’attendre au moins une larme de son fils unique.
    Noah n’avait jamais beaucoup pensé à son père depuis qu’il était assez vieux pour penser à lui. Il lui en avait toujours un peu voulu, et c’était tout. Et regardant le pâle visage ridé, posé sur l’oreiller comme une statue de pierre, aussi noble et fier que Jacob avait toujours su qu’il paraîtrait, après sa mort, Noah s’efforça, consciemment, de penser à son père. Que de chemin Jacob avait-il parcouru pour finir dans cette chambre étroite, sur les rivages du Pacifique ! Depuis les rues sales d’Odessa, à travers la Russie et la mer Baltique, à travers l’océan, à travers la sueur et le bruit de New York. Noah ferma les yeux et évoqua Jacob, jeune, adroit et vif, avec son large front et son long nez orgueilleux, se mettant à l’anglais avec un sûr instinct de rhétorique, arpentant les rues encombrées, les yeux aux aguets, un sourire toujours prêt à l’intention des filles, et des associés, et des clients éventuels… Jacob, sans peur et sans scrupules, errant dans le Sud, à travers Atlanta et Tuscaloose, les doigts agiles, jamais réellement intéressé par l’argent, mais l’obtenant à l’aide de multiples expédients et le laissant couler ensuite entre ses doigts. Jacob en Minnesota et en Montana, riant, fu mant de gros cigares, connu dans les cafés et dans les salles de jeux, racontant une histoire obscène et citant Isaïe sans reprendre haleine. Jacob épousant à Chicago la mère de Noah, assagi et grave pour vingt-quatre heures, tendre et délicat et résolu, peut-être, à se ranger et à devenir un honorable citoyen, Jacob à l’approche du « certain âge », avec les premières touches de gris dans sa chevelure et chantant pour Noah, de sa riche voix affectée de baryton, dans le salon aux meubles rembourrés :
    Mois de mai, joli mois de mai…
    Noah secoua la tête. Quelque part, au fin fond de son esprit, la voix chantait toujours, lointaine, jeune et forte…
    Mois de mai, joli mois de mai … e t refusait obstinément de se taire.
    Et l’inévitable écroulement, à mesure que les ans pesaient sur la tête de Jacob. Les affaires médiocres, de plus en plus médiocres, le charme décroissant, les ennemis plus nombreux, le monde plus hostile et plus fermement organisé contre lui . L a faillite à Chicago, la faillite à Seattle, la faillite à Baltimore, la faillite finale, irrémédiable, à Santa Monica. « … J’ai mené une vie misérable, et j’ai trompé tous ceux que je connaissais, et j’ai causé la mort de ma femme, et

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