Le Bal Des Maudits - T 1
dit-elle.
« Non ! voulut-il crier. Restez où vous êtes ! Ne bougez pas ! » Mais il demeura silencieux et la regarda mettre son manteau et un chapeau très simple, assez peu seyant, qui fit déferler sur lui un raz de marée de tendresse et de pitié convulsives. Elle était si jeune ; et si pauvre !… Elle s’approcha de Roger, assis au piano, se pencha, lui posa la main sur l’épaule et lui chuchota quelque chose à l’oreille. « Maintenant, tout se sait, maintenant, tout est fini », pensa Noah, et il faillit plonger, dans la nuit, à corps perdu. Mais Roger se tourna vers lui, lui sourit et lui adressa, d’une main, un signe amical, tout en continuant, de l’autre, à plaquer des accords. La jeune fille retraversa la pièce, de son pas calme et sans prétention .
– Je l’ai dit à Roger, annonça-t-elle.
Dit à Roger ! Dit quoi ? De se méfier des étrangers ? De n’avoir pitié de personne, de n’être jamais généreux, de couper l’amour dans son cœur comme les mauvaises herbes dans un jardin ?
– Vous feriez mieux de prendre votre manteau, dit la jeune fille. Il pleuvait lorsque nous sommes arrivés.
Silencieusement, Noah prit son manteau. La jeune fille l’attendit près de la porte ; ils sortirent dans le couloir obscur et la refermèrent derrière eux. Des chants et les rires parurent soudain lointains et interdits et s’éloignèrent encore tandis qu’ils descendaient, côte à côte, les marches de l’escalier. Bientôt, ils sortirent sur le trottoir humide.
– À gauche ou à droite ? demanda-t-elle, lorsque la porte de l’allée se fut refermée derrière eux.
– Quoi donc ? demanda Noah, étourdi.
– L’eau de seltz. L’endroit où vous achetez l’eau de seltz.
– Oh !…
Noah examina distraitement les trottoirs déserts.
– Oh, ça ? je ne sais pas. De toute façon… nous n’avons pas besoin d’eau de seltz.
– Mais vous disiez…
– C’était une excuse. J’en avais assez de la party. Plus qu’assez. Les parties m’ennuient.
Tout en parlant, il écoutait sa propre voix et fut enchanté du timbre authentique de sophistication et de lassitude des frivolités mondaines qu’il y découvrit. « Voilà ce qu’il fallait faire, décida-t-il. De l’urbanité, de la courtoisie, un ton légèrement amusé. »
– J’ai trouvé celle-ci très agréable, dit-elle sérieusement.
– Ah oui ? s’informa Noah, d’un air indifférent. Je n’avais pas remarqué.
« Voilà ce qu’il fallait faire, se répéta-t-il, satisfait de lui-même. Lointain, un peu vague, comme un baron anglais après une soirée de beuverie. Une politesse frigide, qui servirait un double but. Cela l’empêcherait de trahir la confiance de son ami. Et, pensa-t-il avec un délicieux frisson d’anticipation coupable, ses qualités rares et supérieures impressionneraient la petite secrétaire simplette de Brooklyn. »
– Je regrette, dit-il, de vous avoir fait descendre sous la pluie sous un faux prétexte.
La jeune fille regarda autour d’elle.
– Il ne pleut pas, dit-elle.
– Ah !
Pour la première fois, Noah regarda le temps.
– Ah, c’est exact !
Ce n’était peut-être pas très malin, mais l’intonation y était.
– Qu’allez-vous faire ? demanda-t-elle.
Il haussa les épaules. C’était la première fois de sa vie qu’il haussait les épaules.
– Je ne sais pas, dit-il. Je vais faire un tour. Ça m’arrive souvent, au milieu de la nuit. Tout est si calme, alors. Il fait si bon marcher dans les rues désertes.
– Il est à peine plus de onze heures, dit la jeune fille.
– C’est exact, dit-il.
Il lui faudrait faire attention de ne pas répéter cela une troisième fois.
– Si vous voulez remonter…
La jeune fille hésita. Une sirène hulula sur le fleuve brumeux, et le son grave et tremblant pénétra Noah jusqu’à la moelle des os.
– Non, dit-elle. Je vais faire un tour avec vous.
Ils marchèrent côte à côte, sans se toucher, su r la longue avenue bordée d’arbres qui dominait le fleuve. L’Hudson, avec son odeur de printemps et sa cargaison de sel venues de l’océan sur la marée de l’après-midi, glissait, huileux et sombre, le long de ses rives embrumées. Loin, vers le nord, brillait la chaîne de lumières aériennes qui signalait le pont de Jersey. Ils étaient les seuls promeneurs. Occasionnellement, une voiture passait, et ses pneus gémissaient
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