Le Bal Des Maudits - T 1
sans ostentation, à parfaire au petit bonheur l’éducation de son cadet. Il parlait, au hasard, des livres, de la musique, de la peinture, de la politique et des femmes. Il était allé en France et en Italie, et son accent lent, un peu dur, de Nouvelle-Angleterre, rendait intimes et accessibles les grands noms des villes célèbres et des cités antiques. Il avait ses propres théories, sardoniques et dures, sur l’Empire britannique et l’œuvre réalisée aux États-Unis par la démocratie, sur la poésie et les ballets modernes, sur la guerre et le cinéma. Il ne paraissait pas nourrir d’ambition personnelle. Il travaillait, sporadiquement et jamais très dur, pour le compte d’une compagnie qui brevetait les produits commerciaux. Il ne faisait guère attention à l’argent et passait d’une maîtresse à l’autre avec un appétit bon enfant, légèrement ennuyé. Dans l’ensemble, avec ses vêtements élégants, quoique portés sans nulle recherche, et son sourire en biais, gentiment réservé, il était ce spécimen rare d’Américain moderne : son propre produit.
Lui et Noah faisaient de longues promenades sur les rives du fleuve, et sur le territoire de l’Université. Par l’intermédiaire d’un de ses amis, Roger avait procuré à Noah un bon emploi comme directeur du terrain de jeu, dans une cité commerciale de l’East Side. Noah s’y faisait trente-six dollars par semaine, plus d’argent qu’il n’en avait jamais gagné, et lorsque, tard le soir, ils erraient côte à côte sur les trottoirs sombres, regardant les falaises de Jersey et les lumières des bateaux, sur le fleuve, au-dessous d’eux, Noah écoutait, assoiffé, ravi, comme à une porte interdite, les propos décousus et piquants de son ami … « Il y avait ce prêtre défroque, près d’Antibes, qui buvait un litre de scotch chaque après-midi, au café, en traduisant Baudelaire », ou : « L’ennuyeux, avec les femmes américaines, c’est qu’elles ne veulent pas jouer si elles ne sont pas capitaines de l’équipe. Ça vient de la valeur exagérée attachée à la chasteté. Si une femme américaine fait mine de vous être fidèle, elle se croit autorisée à vous mettre un fil à la patte. C’est beaucoup mieux en Europe. Tout le monde sait que personne n’y est chaste, et il y a, par conséquent, un système de valeurs plus normal. L’infidélité est une sorte d’étalon-or entre les sexes. Il y a un cours des changes bien déterminé et on sait toujours à quoi on peut s’attendre. Personnellement, j’aime les femmes soumises. Toutes les jeunes filles que je connais disent que j’ai une attitude féodale envers les femmes, et peut-être ont-elles raison. Mais je préfère qu’elles se soumettent à moi plutôt que me soumettre à elles. De deux choses l’une, et je ne suis pas pressé. Je finirai peut-être par trouver quelqu’un qui me convienne… »
Marchant près de lui, il semblait à Noah qu’il avait atteint le sommet de sa vie… Être jeune, être chez soi dans les rues de New York, avec un emploi agréable et trente-six dollars par semaine et une chambre saturée de bouquins, donnant presque sur le fleuve, et un ami tel que Roger, prévenant, bienveillant, plein d’histoires extraordinaires. Il ne lui manquait plus qu’une maîtresse, et Roger avait décidé de régler également cette question-là. C’était la raison pour laquelle ils avaient organisé cette party.
Roger avait passé un bon moment, un soir, à feuilleter ses carnets d’adresses, à la recherche de candidates possibles pour Noah. Et aujourd’hui, tout à l’heure, elles viendraient, six jeunes femmes, en plus de celle que Roger amènerait lui-même. Il y aurait aussi, bien entendu, quelques autres hommes, mais Roger les avait habilement choisis parmi ses amis au visage comique ou à l’esprit lent, pour que la concurrence ne soit pas trop sévère. Et, tandis que Noah regardait, autour de lui, la chaude pièce illuminée, avec les vases pleins de fleurs et une peinture de Braque au mur, et les verres, brillant sur le bureau comme une vision d’un monde meilleur, il savait, avec une certitude délicieusement effrayante, que ce soir, enfin, il trouverait une maîtresse.
Noah sourit en entendant la clef pénétrer dans la serrure. Il ne serait pas obligé de faire face au terrible problème de devoir accueillir seul les premiers invités. La porte s’ouvrit, et Roger entra. Une jeune fille l’accompagnait,
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