Le Bal Des Maudits - T 1
sérum de l’immortalité…
– Miss Plowman, disait-il, voulez-vous boire quelque chose ?
– Non, merci, disait-elle, je ne bois pas.
Et il se retirait dans son coin, pour y réfléchir et décider si c’était mauvais ou bon signe, s’il pouvait ou non espérer.
– Miss Plowman, lui demanda-t-il un peu plus tard, connaissez-vous Roger depuis longtemps ?
– Oh oui ! près d’un an .
Près d’un an ! Pas d’espoir, pas d’espoir.
– Il m’a beaucoup parlé de vous.
Le regard direct et franc, la douce voix incisive .
– Que disait-il ?
Anxieux, maladroit, sans espoir.
– Il a une très grande amitié pour vous…
Traîtrise, traîtrise… L’ami qui avait arraché l’orphelin perdu aux étagères de la bibliothèque, qui l’abritait et le nourrissait et l’aimait… L’ami présentement insoucieux et gai q ui chantait au centre du groupe, en s’accompagnant en sourdine, de sa voix plaisante et si pleine d’intelligence…
Josué livra la bataille de Jéricho, Jéricho, Jéricho…
– Il dit…
Une fois de plus, la voix dangereuse, la voix troublante.
– Q ue lorsque vous sortirez enfin de votre torpeur, vous serez un type merveilleux…
De pis en pis ! Le voleur armé de la garantie de son ami, la clef de l’appartement confiée au séducteur par le mari confiant…
Noah jeta à la jeune fille un regard las, inexpressif. Illogiquement, il commençait à la haïr. À huit heures, il était encore un homme heureux, plein d’espoir, en sécurité, avec un ami, un foyer, un emploi ; avec le passé révolu et l’avenir ouvert devant lui. À neuf heures, il n’était plus qu’un blessé en fuite parmi des marais interminables, avec les chiens aboyant à ses trousses, et un casier judiciaire noir de crimes dans les registres du comté. Et c’était elle qui en était la cause, avec ses yeux francs, faussement candides, qui prétendaient n’avoir rien fait, ne rien savoir, ne rien sentir. Une petite provinciale, née dans une ferme du Vermont, qui s’asseyait probablement sur les genoux de son patron, dans le bureau de la fabrique de matériel typographique, pour sténographier sous sa dictée.
… et les murailles s’écroulèrent…
La voix de Roger et les accords du vieux piano emplirent une nouvelle fois la pièce.
Noah détourna brusquement les yeux . I l y avait six autres jeunes filles dans la pièce, six jeunes filles au teint clair et aux cheveux brillants, avec de jolis corps et de douces voix attentives… Elles avaient été amenées ici pour qu’il en choisisse une, et elles lui avaient souri, pleines de gentillesse et prêtes à l’accueillir. Elles eussent pu aussi bien, maintenant, n’être que six mannequins de tailleur dans une vitrine close, six numéros sur une page, six boutons de portes. « Il fallait que ça m’arrive à moi », pensait-il. C’était l’essence même de sa vie, grotesque, cruellement humoristique, essentiellement tragique.
« Non, pensa-t-il, je vais m’éloigner de tout cela. Même si ça doit me briser, corps et âme, même si je dois ne pas toucher une femme aussi longtemps que je vivrai. » Mais il ne pouvait plus supporter de rester dans la même pièce qu’elles. Il se dirigea vers la garde-robe, où ses vêtements pendaient avec ceux de Roger, et s’empara de son chapeau. Il allait sortir et se promener au hasard, jusqu’à ce que la party soit finie, les convives dispersés, le piano silencieux, la jeune fille en sécurité auprès de sa tante, au-delà du pont de Brooklyn. Son chapeau reposait sur l’étagère, à côté de celui de Roger, et il regarda, d’un œil amical et coupable, le vieux feutre brun déformé par des années de port négligent sur l’oreille. La plupart des invités étaient groupés autour du piano, et il parvint à la porte sans avoir été vu ; il s’excuserait plus tard auprès de Roger. Mais la jeune fille l’aperçut. Elle était assise, face à la porte, et bavardait avec une des autres invitées. Une expression paisiblement interrogative envahit son visage lorsqu’elle vit Noah lui jeter, au moment de sortir, un dernier regard désespéré. Elle se leva et le rejoignit. Le froissement de sa robe faisait aux oreilles de Noah un fracas d’artillerie.
– Où allez-vous ? lui demanda-t-elle.
– Nous… nous… balbutia-t-il, furieux de bafouiller ainsi, nous avons besoin d’eau de seltz et je vais en chercher.
– Je vais avec vous,
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