Le Bal Des Maudits - T 1
exigeante et sûre d’elle, pensait Noah, en la fusillant du regard, pour se permettre d’entraîner un homme auquel elle venait d’être présentée à travers l’interminable et sinistre labyrinthe creusé par le métro dans les entrailles de la cité. C’est bien ma veine, pensait-il, avec une morne prescience de son propre avenir, c’est bien ma veine, avec un million de femmes vivant autour de moi, dans un rayon de cinquante pâtés d’immeubles, d’être tombé sur cette fille impitoyable, au caractère acéré, qui habitait à l’autre extrémité de la plus grande ville du monde.
» Léandre, pensait-il, avait traversé l’Hellespont à la gare pour une autre femme, mais il n’était pas obligé de la reconduire chez elle au milieu de la nuit, ni d’attendre vingt-cinq minutes parmi les corbeilles à déchets et les pancartes qui vous menacent de toutes sortes de catastrophes si vous fumez ou si vous crachez par terre. »
Finalement, ils descendirent, et la jeune fille le conduisit jusqu’à la rue.
– Ouf ! dit-il, parlant pour la première fois depuis une heure, je croyais que nous allions y passer tout l’été.
La jeune fille s’arrêta au coin de la rue.
– À présent, annonça-t-elle froidement, il faut que nous prenions le tramway.
– Oh ! mon Dieu ! dit Noah.
Puis il se mit à rire. Et son rire sonna faux et creux au-dessus des rails du tramway, parmi les devantures closes et les murs lépreux de pierre brune.
– Si vous avez l’intention d’être aussi désagréable, dit-elle, vous pouvez repartir.
– Je suis venu jusqu’ici, dit gravement Noah. J’irai jusqu’au bout.
Il cessa de rire et resta près d’elle, silencieux, dans la lueur jaune du réverbère. Le vent brutal s’abattait sur eux en gifles humides, le vent qui était venu des plages de l’Atlantique et des ports aux eaux polluées, à travers les millions de mètres carrés clairsemés de maisons isolées, à travers les espaces incultes ou boisés de Flat bush et de Bensonhurst, à travers les âmes torturées, à présent endormies, de ceux qui n’avaient pas trouvé d’endroit plus doux pour y poser leurs têtes.
Un quart d’heure plus tard, le tramway descendit vers eux, dans le clignotement de ses lampes et le bruit ferraillant de sa carrosserie disjointe. Il n’y avait que trois autres passagers, qui somnolaient inconfortablement sur les sièges de bois, et Noah s’assit près de sa compagne, se sentant, dans cet infernal véhicule lancé à plein fracas le long des rues obscures, une âme de naufragé perdu sur un radeau avec des étrangers, reliques pitoyables de quelque navire échoué sur un haut-fond, parmi les îles lointaines de l’océan nordique. La jeune fille regardait droit devant elle, les mains croisées sur les genoux, et Noah avait l’impression de ne pas la connaître du tout comme si elle avait peur qu’il lui adresse la parole et se tenait ainsi, rigide, sur le qui-vive, prête au premier geste à appeler un agent.
– C’est ici, dit-elle.
Elle se leva. Une fois de plus, il la suivit jusqu’à la portière. Le tramway s’arrêta, la porte se replia, ils sautèrent sur la chaussée humide. Le tramway démarra, dans le chœur torturé de ses roulements à billes, massacrant le sommeil réduit des habitants du voisinage, entassés dans leurs maisons trébuchantes. Noah et la jeune fille s’éloignèrent de la voie luisante. Ici et là, le long des rues sordides, poussait un arbre piqueté de vert. Le printemps venait donc aussi, dans ce quartier déshérité ?
La jeune fille s’engagea dans une petite cour cimentée, sous une haute voûte de pierre. Devant une porte métallique, elle s’arrêta. Elle glissa sa clef dans la serrure et poussa le battant.
– Là, dit-elle froidement. Nous sommes arrivés.
Noah ôta son chapeau. Il distinguait vaguement , d ans l’obscurité, le visage de la jeune fille. Elle avait ôté son chapeau, elle aussi, et ses cheveux formaient une ligne ondulée autour des tache s ivoirines de ses joues et de son front. Noah eut envie de pleurer, comme s’il eût été sur le point de perdre tout ce qu’il possédait de plus cher au monde, là, dans l’ombre épaisse de la maison où elle habitait.
– Je… je veux vous dire… chuchota-t-il, que je ne suis pas… que je suis heureux… heureux, je veux dire, de vous avoir reconduite.
– Merci, dit-elle.
Elle chuchotait, elle aussi, mais sa voix était
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