Le Bal Des Maudits - T 1

et Noah l’aida à ôter son manteau et le pendit sans accident, sans buter sur quoi que ce soit ni tordre le bras de la jeune fille. Il sourit, dans la garde-robe, en entendant la jeune fille dire à Roger :
    –  Quelle jolie chambre. Elle a l’air de n’avoir pas vu de femme depuis 1750.
    Noah revint dans la chambre. Roger était dans la petite cuisine, en train de casser un cube de glace, et la jeune fille était debout devant le tableau de Braque et tournait le dos à Noah. Roger chantait doucement, derrière le rideau, un refrain absurde, que sa voix nasale reprenait à chaque fois, aussitôt terminé.
    « Tu rends le temps et l’amour agréables. Tu prépares des mets délectables. Mais as-tu du pognon, chérie ? Le pognon, y a qu’ça dans la vie…
    La jeune fille portait une robe prune avec une jupe en forme, dont les plis retenaient la lumière. Elle était debout, très sérieuse et fort à son aise, devant la cheminée, le dos tourné au reste de la pièce. Elle avait de jolies jambes, plutôt musclées, et une taille gracieuse et mince. Ses cheveux étaient tirés en arrière, en un sévère chignon, comme ceux d’une jolie institutrice, version cinématographique. Le spectacle de la jeune fille, le son de la glace, la chanson ridicule de son ami, derrière le rideau rendaient la chambre, la soirée, le monde, merveilleusement agréables et chers et mélancoliques aux yeux de Noah. Puis la jeune fille se retourna. Noah avait été trop occupé et trop excité pour la regarder vraiment lorsqu’elle était arrivée, et il avait même oublié son nom. Il avait l’impression de l’apercevoir, soudain, à travers des jumelles brusquement réglées à sa vue.
    Elle avait un visage brun et pointu, des yeux graves. Soudain, en la regardant, Noah eut l’impression d’avoir été frappé, physiquement, par quelque chose de fort et de solide. Il n’avait jamais rien ressenti de semblable. Il se sentait coupable, fiévreux et stupide.
    Il découvrit, un peu plus tard, qu’elle s’appelait Hope Plowman et qu’elle était venue, deux ans auparavant, d’une petite ville du Vermont. Elle vivait maintenant à Brooklyn, avec une vieille tante. Elle avait un langage sérieux et direct, ne se parfumait pas et était secrétaire dans une petite fabrique de matériel d’imprimerie, près de Canal Street. Noah se sentit quelque peu irrité et stupide, au cours de la soirée, lorsqu’il découvrit toutes ces choses, parce que c’était plutôt ridicule et digne d’un collégien d’être aussi impressionné par une petite provinciale, qui était prosaïquement secrétaire dans un bureau ennuyeux et habitait à Brooklyn chez sa tante. Comme tous les autres jeunes gens timides et littéraires, dont les cœurs se forment dans les bibliothèques, il lui était impossible de concevoir Isolde prenant le métro, Béatrice devant le bar automatique. « Non, pensait-il en accueillant les nouveaux invités et en emplissant les verres à la ronde, non, je ne vais pas me laisser refaire. » D’ailleurs, elle avait été amenée pa r Roger, et, au cas improbable où elle consentirait à déserter ce bel homme supérieur pour un garçon ordinaire et gauche tel que lui, Noah n’aurait pas le droit de répondre ainsi à sa générosité, même par la duplicité secrète des désirs inavoués.
    Mais les autres invités, hommes et femmes, n’étaient pour lui que des silhouettes indistinctes, et il évoluait parmi eux, passif et torturé, n’ayant d’yeux affamés que pour l’infâme perturbatrice. Le souvenir de chacun de ses gestes calmes, contrôlés, incendiait son esprit, la musique incisive de chacune de ses inflexions chantait à ses oreilles dans un affreux mélange de honte et de jubilation. Il se sentait l’âme d’un soldat au cœur de sa première bataille, l’âme d’un héritier auquel on vient de léguer un million de dollars, d’un fidèle qu’on vient d’excommunier, d’un ténor qui vient, pour la première fois, de chanter Tristan sur la scène du Metropolitan Opéra. Il se sentait l’âme d’un homme surpris dans un lit d’hôtel avec la femme de son meilleur ami, d’un général entrant à la tête de ses troupes dans une cité conquise, du lauréat d’un Prix Nobel, d’un criminel conduit vers l’échafaud, d’un champion toutes catégories qui vient de mettre K. O. s on dernier challenger, d’un nageur perdu la nuit en plein océan, d’un savant qui vient de découvrir le