Le Bal Des Maudits - T 1
frottant une allumette entre ses mains jointes, pour essayer de lire l’heure sur son bracelet-montre, avec le léger parfum des cheveux de la jeune fille se mêlant dans ses narines à l’odeur nocturne du fleuve, Noah décida soudain de se taire. C’était trop pénible, ce flot de paroles sans suite, cette parodie du jeune connaisseur dilettante.
– Il est tard, dit-il brusquement. Je crois que nous ferions mieux de rentrer.
Mais il ne put résister à l’envie de héler un taxi en maraude. C’était la première fois qu’il prenait un taxi à New York, et il trébucha sur les petits strapontins baissés, mais il se sentait élégant et maître de lui-même en s’asseyant avec la jeune fille sur le siège arrière. Elle était immobile et calme, dans son coin. Noah était certain de l’avoir fortement impressionnée, et il donna au chauffeur un quarter de pourboire, bien que le montant de la course ne dépassât point soixante cents.
Une fois de plus, ils se tinrent devant l’immeuble dans lequel il habitait. Ils levèrent les yeux. Toutes les lumières étaient éteintes, et on n’entendait plus aucun bruit de conversation, de musique ou de rires.
– C’est fini, dit-il, le cœur serré, réalisant qu e Roger ne pouvait plus douter, à présent, de son ignominie. Il n’y a plus personne.
– On le dirait, n’est-ce pas ? constata placidement la jeune fille.
– Qu’ailons-nous faire ?
Noah se sentait pris au piège.
– Vous n’avez plus qu’à me reconduire chez moi , répliqua-t-elle.
« À Brooklyn ! » pensa Noah, atterré. Des heures pour y aller, des heures pour en revenir, et Roger qui l’attendrait, jusqu’à l’aube, dans la pièce en désordre, où la party avait été si gaie, les lèvres prêtes à prononcer le congédiement final. Et la nuit avait commencé d’une façon si merveilleuse, si pleine de radieuses perspectives. Il se rappela le moment où il avait été seul dans l’appartement, attendant les invités, avant le retour de Roger. Il se souvenait de la chaude anticipation avec laquelle il avait inspecté la pièce aux murs barrés d’étagères, qui lui avait paru, à ce moment-là, si amicalement prometteuse.
– Vous ne pouvez pas rentrer seule ? demanda-t-il avec désolation.
Il la haïssait de se tenir ainsi immobile, devant lui, jolie, un peu ternie par la pluie qui tombait sur ses cheveux et sur ses vêtements.
– Je vous défends de parler comme ça, dit-elle.
Sa voix était dure, impérieuse.
– Je ne rentrerai pas seule. Venez.
Noah soupira. À présent, comme si tout le reste ne suffisait pas, elle était en colère après lui.
– Ne soupirez pas comme ça, ordonna-t-elle. On dirait un mari martyre.
« Que s’est-il passé ? pensa Noah. Comment en suis-je arrivé là ? Pourquoi cette fille se croit-elle autorisée à me parler ainsi ? »
– Je m’en vais, dit-elle.
Elle le planta là et se dirigea d’un pas ferme vers le plus proche métro. Il la regarda un instant, perplexe, et se rua dans son sillage.
Les trains étaient humides et sentaient le fantôme de la pluie, que les voyageurs apportaient avec eux, de l’extérieur. L’air stagnant avait un goût métallique, et les jeunes filles aux seins opulents qui, sur les affiches, vantaient les qualités d’une marque de dentifrice, de laxatif ou de soutien-gorge, paraissaient stupides et déplacées dans la lumière mortuaire des ampoules poussiéreuses. Les autres passagers, revenant de travaux inconnus et de missions inconcevables, oscillaient sur les sièges tachés.
La jeune fille était assise, silencieuse et lèvres pincées. Lorsqu’ils durent changer de train, elle se leva sans mot dire et descendit sur le quai, forçant Noah à foncer misérablement à sa suite.
Ils durent changer, changer encore, et attendre des correspondances sur des quais déserts. « Cette fille, pensait Noah avec une morne hostilité, doit habiter plus loin que le bout de la ville, cinq cents mètres après le butoir final, entre les cimetières et les terrains de décharge publique. » Brooklyn, Brooklyn, Brooklyn était-il donc si long, depuis l’East River jusqu’à la baie de Gravesend, depuis les eaux limoneuses de Green point jusqu’aux déversoirs de Canarsie ? Brooklyn, comme Venise, avait été conquis sur la mer, mais le métro suburbain de la Quatrième Avenue ne valait pas son Grand Canal.
« Formidable à quel point cette fille était
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