Le Bal Des Maudits - T 1
régnait dans les couloirs et les compartiments, car il faisait nuit, et toutes les fenêtres étaient closes, tous les stores hermétiquement baissés. Une odeur forte de soldats qui n’avaient pas assez de linge de rechange, et pas assez d’occasions de prendre des bains, qui mangeaient et dormaient et vivaient depuis des mois dans les mêmes vêtements. Il se mit à détester cette odeur avec une intolérable intensité. « Un homme civilisé, pensa-t-il, ne devrait pas avoir à vivre dans un tel état de saleté perpétuelle. Le moins qu’un homme devrait pouvoir attendre du xx°siècle serait de respirer un air qui ne soit pas une offense pour les narines. » Il ouvrit les yeux et regarda les hommes vautrés autour de lui, sur les banquettes. Visages avachis, endormis, plus ou moins ivres. Le sommeil embellit certains visages, leur confère une sorte d’innocence, de puérilité éphémère. Mais pas ceux-ci. Ils avaient, ceux-ci, une expression de ruse timide et hypocrite, que le sommeil semblait encore intensifier. Ils étaient laids et infiniment las. « Seigneur, pensa Christian, il faut que je sorte de là-dedans… »
Il referma les yeux. « Plus que quelques heures, pensa-t-il et puis… Rennes, le lieutenant Hardenburg, les traits épais, assez peu excitants, de Corinne, les patrouilles, les Français larmoyants, les soldats effondrés sur les chaises des cafés, l’ennuyeuse routine… Il avait envie de monter sur son siège et de hurler de toutes ses forces. Et rien qu’il puisse faire. Rien qui puisse aider à gagner ou à perdre, à prolonger ou à raccourcir la guerre. Et, chaque fois qu’il se couchait et tentait de dormir, l’image de Gretchen, tentante, torturante, inaccessible… Elle avait refusé de le revoir, avant qu’il reparte pour la France. Elle lui avait toujours répondu poliment, au téléphone – bien que mortellement enrayée – elle avait dit qu’elle serait heureuse de le voir, mais qu’un de ses vieux amis venait de revenir de Norvège (ce vieil ami qui revenait toujours de Tunis ou de Reims ou de Smolensk, avec un riche cadeau, un cadeau cher, que Christian ne pouvait lui offrir…) Peut-être était-ce ce qu’il fallait faire, la prochaine fois qu’il viendrait à Berlin ; avoir beaucoup d’argent, pouvoir lui offrir un manteau de fourrure, une veste de cuir, le nouveau phonographe dont elle avait parlé. « Peut-être était-ce ce qu’il fallait faire », pensa Christian, les yeux clos, au milieu des soldats puants, tout en roulant, cahin-caha, dans la nuit française… Avoir assez d’argent, lorsqu’il retournerait à Berlin. « Je vais dire à Corinne de m’amener son beau-frère, pensa-t-il. Il est temps que je cesse de me conduire comme un imbécile. La prochaine fois que j’irai à Berlin, pensa-t-il, j’aurai les poches bourrées de billets de banque. » Un peu d’essence, avait dit Corinne, et son beau-frère pourrait se servir de trois camions. « Le beau-frère aura son essence, tout de suite », pensa cyniquement Christian. Il sourit et parvint même à dormir, dix minutes avant que le train entre enfin en gare de Rennes.
Le lieutenant Hardenburg était dans la salle du rapport lorsque Christian y pénétra, le lendemain matin. Il avait maigri et paraissait plus alerte, comme s’il s’était imposé un entraînement intensif pendant l’absence de Christian. Il se promenait de long en large, d’un pas vif, sautillant, énergique, et il sourit, ce qui, pour lui, était le comble de l’amabilité, lorsqu’il rendit à Christian son salut.
– Votre permission s’est bien passée ? demanda-t-il d’un ton plaisant et amical.
– Très bien, mon lieutenant, répondit Christian.
– M me Hardenburg m’a écrit que vous lui aviez bien remis la dentelle, dit le lieutenant.
– Oui, mon lieutenant.
– Je vous en remercie.
– C’était la moindre des choses, mon lieutenant.
Le lieutenant regarda Christian. D’un air un peu timide, pensa Christian.
– Semblait-elle… hm… en bonne santé ?
– Elle avait l’air de se porter à merveille, mon lieutenant, dit gravement Christian.
– Ah, bon. Très bien !
Le lieutenant réalisa une sorte de pirouette, devant la carte d’Afrique qui, constata Christian, avait supplanté la carte de Russie.
– J’en suis enchanté. Elle a tendance à trop travailler, à abuser de ses forces. J’en suis réellement enchanté. Il est heureux, acheva-t-il,
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