Le Bal Des Maudits - T 2
cadavres, mais il lui eût certainement fallu discuter, et il n’était pas très important, au fond, que deux corps de plus ou de moins fussent ou non déposés sur le bord de la route.
Christian repartit lentement vers l’est. Sa jambe blessée en Afrique tremblait fortement sous lui. Il se moucha et cracha plusieurs fois, pour tenter de chasser de son nez et de sa bouche l’odeur et le goût des chevaux morts et des ambulances éventrées.
Le lendemain matin, il eut un coup de chance. Il s’était détaché des autres hommes, au cours de la nuit, et s’était arrêté à la lisière d’un village qui s’étendait, sombre et apparemment désert devant lui, sous le clair de lune. Il avait décidé de ne pas le traverser seul, en pleine nuit, car il n’était que trop possible que, voyant un soldat errer seul dans l’obscurité, les habitants fussent tentés de l’abattre, de lui voler son fusil, ses bottes, son uniforme et de laisser pourrir son cadavre derrière une haie. Il avait donc campé sous un arbre, mangé un peu de sa ration de secours et dormi jusqu’à l’aube.
Puis il s’était hâté à travers la petite ville, trottant presque dans les rues grossièrement pavées, laissant derrière lui l’église, l’inévitable statue de la victoire, en face de la Mairie, avec ses palmes et ses baïonnettes, les boutiques aux stores baissés. Rien ne bougeait. Les Français semblaient avoir disparu de la surface de cette terre où les Allemands battaient en retraite. Même les chats et les chiens paraissaient avoir compris qu’il était plus sage de se cacher pendant que l’amère marée des soldats vaincus déferlait sur la ville.
Ce fut de l’autre côté de la ville que sa chance tourna. Il se hâtait toujours, car il était encore en vue des murs de la dernière rangée de maisons, et sa respiration sifflait douloureusement dans sa gorge, lorsque droit devant lui, débouchant d’un chemin de traverse, surgit la silhouette d’un cycliste.
Christian s’arrêta. Quelle que puisse être son identité, le cycliste avait l’air pressé. Il pédalait de toutes ses forces, tête basse, dans la direction de Christian.
Christian se plaça au milieu de la route et attendit. Il vit qu’il s’agissait d’un jeune garçon de quinze à seize ans, vêtu d’une chemise bleue et d’un vieux pantalon de l’armée française, fon çant dans l’aube fraîche et brumeuse, entre les deux rangées de peupliers, à la poursuite de son ombre.
Le jeune garçon n’aperçut Christian que lorsqu’ils ne furent plus séparés que par une trentaine de mètres. Il freina brusquement et stoppa.
– Viens ici, lui jeta Christian d’une voix rauque, en allemand, oubliant soudain son français. Approche !
Il marcha vers le jeune garçon. Un instant, tous deux se regardèrent. Le jeune garçon était très pâle, avec des cheveux noirs frisés et des yeux bruns remplis d’effroi. Puis, avec une souplesse animale, le jeune garçon souleva sa roue avant et retourna sa bicyclette. Il courait sur la route, poussant la bicyclette, avant que Christian eût le temps de saisir son fusil. Le jeune garçon enjamba sa selle, en voltige. Courbé sur son guidon, la chemise pleine de vent, il pédalait furieusement sur la route lisse, s’éloignant de Christian à vue d’œil.
Sans réfléchir, Christian ouvrit le feu. La seconde rafale toucha le jeune garçon. La bicyclette roula jusqu’au fossé. Le cycliste tomba sur la route et ne bougea plus.
Christian courut sur la route. Le martèlement de ses bottes éveillait des échos insolites, dans l’air calme du matin. Il ramassa la bicyclette, la fit rouler en avant, en arrière. Elle n’était pas endommagée. Puis il regarda le jeune garçon, dont la tête était tournée vers lui, pâle et juvénile sous ses cheveux frisés. Un duvet blond poussait sur sa lèvre supérieure. Une tache rouge s’élargissait lentement, sur le bleu « passé » du dos de sa chemise. Christian fit un pas vers lui, puis se ravisa. Ils avaient dû entendre les détonations, du village, et, s’ils le trouvaient penché sur le corps d’un enfant blessé, ils le réduiraient en charpie.
Christian monta sur la bicyclette et repartit vers l’est. Après les marches harassantes des jours passés, le sol semblait fuir sous ses roues avec une facilité dérisoire. Ses jambes étaient légères, la brise matinale, douce et fraîche contre ses joues, la verdure humide qui encadrait la
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