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Le Bal Des Maudits - T 2

Le Bal Des Maudits - T 2

Titel: Le Bal Des Maudits - T 2 Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Irwin Shaw
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s’arrêter seul en un endroit quelconque, si paisible et lointain fût-il. Les seuls moyens d’échapper aux francs-tireurs embusqués dans les bois étaient à présent la vitesse ou la supé riorité numérique. Et il ne pouvait dormir ici, en ville, au milieu des autres, parce qu’il savait que, lorsqu’il se réveillerait, la bicyclette serait partie. Il savait qu’il n’aurait pas hésité lui-même à voler la bicyclette de n’importe quel donneur, fût-il le général Rommel en personne, et rien ne lui permettait de supposer que les soldats aux pieds douloureux et à l’esprit anesthésié qui gisaient sur la place de l’Hôtel-de-Ville se montreraient plus scrupuleux.
    « Un verre d’alcool, pensa-t-il, un verre d’alcool me remontera et me donnera la force de continuer. »
    Il entra dans le café en poussant toujours la bicyclette. Quelques soldats étaient assis au fond de la salle, mais eux aussi le regardèrent sans surprise, comme s’il était parfaitement naturel de voir des sergents allemands entrer dans les cafés avec des bicyclettes, des chevaux ou des chars d’assaut. Christian posa soigneusement sa bicyclette contre le mur, plaça une chaise contre la roue arrière et s’assit lentement sur la chaise. Puis il fit signe au vieil homme qui se tenait derrière le bar.
    –  Cognac, dit-il.
    Christian inspecta la salle obscure. Il y avait les écriteaux habituels, en français et en allemand, avec les règles sur la vente de l’alcool et l’indication que seuls les apéritifs pouvaient être vendus le mardi et le jeudi. C’était un jeudi, se rappela Christian, mais la nature spéciale de ce jeudi pouvait être considérée suffisante pour annuler les prescriptions édictées par un ministre français du Gouvernement de Vichy. Leur auteur, du reste, devait être lui-même en train de détaler aussi vite que possible et ne repousserait pas un verre de cognac, s’il lui était offert. La seule loi universellement observée, à l’issue de ce beau jour d’été, était la loi de la fuite, la seule autorité, celle des-canons de la 1 ère et de la 3 e armée américaine, non encore entendus dans cette partie du territoire, mais exerçant déjà, à la ronde, leur épouvantable souveraineté.
    Le vieillard déposa devant lui un petit verre de cognac. Il avait une barbe de prophète juif et ses dents cariées empestaient son haleine. Christian eut un mouvement d’humeur. Était-il donc impossible, même en cet endroit frais et sombre, d’échapper aux odeurs de la mortalité, à l’horrible parfum des os et de la chair en cours de décomposition ?
    –  Cinquante francs, dit le vieillard en se penchant vers Christian sans lâcher le petit verre.
    Christian fut tenté un instant, pour le principe, de discuter avec le vieux filou. Les Français, pensa-t-il, toujours prêts à tirer quelque chose de la victoire comme de la défaite, de l’avance comme de la retraite, des amis comme des ennemis. « Seigneur, pensa-t-il amèrement, que les Américains se débrouillent un peu avec eux, et l’on verra s’ils seront tellement heureux de les avoir. « Il jeta sur la table les cinquante francs de monnaie imprimée par l’armée allemande. Il n’aurait bientôt plus besoin de ces chiffons de papier, et sourit, intérieurement, à l’idée du vieillard tentant de faire valider auprès des nouveaux conquérants la fallacieuse monnaie d’occupation.
    Méthodiquement, le vieillard ramassa les morceaux de papier et, par-dessus les jambes étendues des autres soldats, se traîna jusqu’à sa position habituelle, derrière son bar. Christian joua avec son verre, nullement pressé d’en boire le contenu, satisfait d’être assis, de pouvoir détendre ses jambes douloureuses, de pouvoir s’appuyer, de tout son poids, au dossier de sa chaise. Il regarda les autres occupants du café. Il faisait trop sombre, dans la salle, pour qu’il puisse distinguer leurs traits, mais aucun d’entre eux ne parlait. Ils étaient assis, simplement, dans des attitudes d’épuisement et de contemplation, dégustant lentement leurs verres, comme s’ils sentaient qu’ils n’auraient plus de sitôt le loisir de s’arrêter pour boire et souhaitaient retenir longtemps, sur leurs langues et contre leurs palais, la brûlure bienfaisante de l’alcool.
    Vaguement, Christian se souvint de l’autre bai, à Rennes, des années auparavant, et du groupe de soldats débraillés, exubérants et riches, qui

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