Le Bal Des Maudits - T 2
route était bien agréable à regar der, « Voilà, pensa-t-il, il n’y a pas besoin d’être officier pour aller vite. »
Les routes de France paraissaient avoir été faites pour les cyclistes, bien nivelées, bien entretenues, sans trop de pavés, sans trop de côtes abruptes. Il devait être facile de faire deux cents kilomètres par jour, sur de telles routes, très facile…
Il se sentait jeune et fort et, pour la première fois depuis que le premier planeur avait glissé du ciel maritime – il y avait de cela bien, bien longtemps, – il commençait à espérer de nouveau. Au bout d’une demi-heure, alors qu’il dévalait une pente située entre deux champs de blé jaune pâle, non encore parvenu à sa pleine maturité, il se surprit à siffler gaiement, sans contrainte, un air de soulagement et de vacances insouciantes.
Toute la journée, il pédala vers l’est, sur la route de Paris. Il dépassa des groupes d’hommes marchant ou roulant doucement dans des charrettes paysannes obstinément chargées de tableaux, de meubles et de barriques de cidres. Il avait déjà vu des réfugiés en France, autrefois, mais le spectacle avait semblé, alors, beaucoup plus naturel, car il s’agissait surtout de femmes, d’enfants et de vieillards, qui – parce qu’ils espéraient tôt ou tard reconstituer ailleurs leurs foyers en péril – avaient des raisons de se cramponner à leurs matelas, leurs effets, leurs batteries de cuisine. Mais il était étrange de voir marcher, dans les mêmes conditions, une armée allemande en armes et en uniformes, dont le seul espoir était d’être reformée – par quel miracle ? – sur quelque ligne de repli, ou de tomber aux mains des Américains qui, disait-on, les cernaient de toutes parts. Quel bien leur feraient, dans l’un ou l’autre de ces deux cas, les peintures et les lampes rustiques qu’ils avaient jugé bon d’emporter avec eux ? Esprits et visages fermés, les soldats en déroute refluaient vers Paris, sans officiers, sans ordre ni discipline, abandonnés aux tanks et aux avions américains qui les suivaient. De temps à autre passait un autobus français à gazogène, chargé de soldats crasseux, qui devaient descendre dans les côtes pour pousser le véhicule. Parfois, apparaissait un officier, mais il avait l’air aussi perdu et abandonné que les autres et se taisait.
Et autour d’eux, dans sa pleine floraison d’été s’étendait la France, brillante et douce au long des longues et belles journées.
Lorsque vint le soir, Christian était complètement épuisé. Il y avait des années qu’il n’avait pas fait de bicyclette, et il était allé beaucoup trop vite, au cours des deux premières heures. En outre, il s’était fait tirer dessus, à deux reprises, dans le courant de l’après-midi. Il avait entendu, chaque fois, les balles siffler à quelques centimètres de ses oreilles et avait forcé l’allure pour échapper au danger qui le menaçait. Et lorsqu’il déboucha, au coucher du soleil, sur la place d’une ville de moyenne importance, la bicyclette tressautait sous lui d’une manière presque incontrôlable. Il éprouva une morne satisfaction en constatant que la place était pleine de soldats, assis aux terrasses des cafés, dormant épuisés sur les bancs de pierre, devant la mairie, tentant vainement de tirer d’automobiles ferraillantes – Citroën 1925 – quelques kilomètres de plus. Ici, pour quelques minutes au moins, il serait en sécurité.
Il mit pied à terre. La bicyclette était à présent une sorte d’ennemi glissant, dur et malicieux, une machine française douée d’une sournoise intelligence, qui puisait avec une ténacité meurtrière dans sa dernière réserve d’énergie et avait déjà tenté de le désarçonner dans des virages riches en graviers ou sur des « cassis » imprévisibles.
Il marcha près de la bicyclette, les jambes faibles et rigides. Les autres hommes allongés ou assis sur la place le regardèrent approcher sans intérêt ni surprise d’aucune sorte et retombèrent dans leur torpeur indifférente. Il se cramponna à la bicyclette, sentant que n’importe lequel de ces étrangers au regard froid, vêtus en soldats allemands, l’assassinerait volontiers pour les deux roues et la selle usée qu’il traînait avec lui.
Il aurait aimé s’allonger et dormir quelques heures. Mais, depuis les coups de feu essuyés sur la route, il se refusait à courir le risque de
Weitere Kostenlose Bücher