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Le Bal Des Maudits - T 2

Le Bal Des Maudits - T 2

Titel: Le Bal Des Maudits - T 2 Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Irwin Shaw
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buvaient du mauvais Champagne.
    Personne ne buvait de Champagne, à présent ; personne n’était exubérant, et, lorsqu’ils parlaient, c’était pour poser de courtes questions, toujours les mêmes, auxquelles les autres répondaient par monosyllabes. Oui. Non. Allons-nous mourir demain ? Que nous feront les Américains ? La route de Rennes est-elle encore praticable ? Sais-tu ce qui est arrivé à la Panzer Lehr Division ? Que dit la B. B. C. ? N’est-ce pas encore fini ? Est-ce fini ? Vaguement, Christian se demanda ce qui était arrivé, au cours des ans, aux pionniers et aux simples soldats qu’il avait signalés pour insubordination ou mauvaise conduite. Consignés dans leurs quartiers pendant un mois. Christian sourit faiblement, en s’appuyant contre sa bicyclette. Ce serait merveilleux d’être consigné dans ses quartiers pendant un mois. Pourquoi ne consignerait-on pas la 1 ère armée américaine pendant un mois ? La 8 e armée de l’Air ? Les Autrichiens de l’armée allemande ? Pour insubordination et mauvaise conduite…
    Il goûta au cognac. L’alcool était brut et sec, et ce n’était certainement pas du cognac. Fabriqué trois jours avant, sans doute, et mêlé d’alcool à brûler. Les Français, les misérables Français ! Il regarda le vieillard et se mit à le haïr. Il savait qu’il avait été tiré de sa chambre ou de son fauteuil à bascule pour cette semaine de travail. L’établissement appartenait sans doute à quelque gros marchand et à sa grasse épouse. Et, lorsqu’ils avaient compris ce qui se passait, lorsqu’ils avaient vu la première vague de la marée allemande rouler à travers la ville, ils avaient ressuscité ce vieil homme pour le mettre derrière leur comptoir, sentant que les Allemands eux-mêmes n’assouviraient pas leur colère sur un aussi piètre spécimen d’humanité. Probablement calfeutrés dans quelque mansarde, à l’abri des coups, le propriétaire et sa femme s’empiffraient d’escalopes de veau, buvaient du bon vin, ou grimpaient dans leur lit pour une étreinte suante et parfumée à l’ail. (Corinne, à Rennes, sa chair bovine et ses mains de laitière, et ses nattes raides de cheveux teints). Probablement enlacés dans quelque chaud lit de plume, le propriétaire et sa femme ricanaient en pensant aux soldats défaits qui, dans leur estaminet sordide, payaient à papa des prix fantastiques, aux Allemands morts le long des routes, aux Américains qui bientôt entreraient dans la ville et paieraient encore plus cher leurs parcimonieux centilitres de mauvais alcool.
    Il regarda le vieux, et le vieux soutint son regard ; ses petits yeux étaient insolents et durs dans son visage antique et croulant. Des yeux de vieillard aux poches bourrées d’inutiles francs papier, à la mâchoire plantée de chicots déchaussés, mais qui survivrait, et le savait, à la plupart des jeunes hommes assis dans l’établissement de sa fille, et riait, au-dedans de lui-même, des souffrances qui attendaient encore ces étrangers à demi morts, à demi capturés, accoudés dans le crépuscule aux vieilles tables tachées.
    –  Monsieur désire ?… s’informa le vieil homme, d’un ton aigu et chevrotant, qui semblait contenir l’écho de son rire intérieur.
    –  Monsieur ne désire rien, répliqua Christian.
    Ils avaient été trop doux avec les Français. Il y avait des ennemis, il y avait des amis, et entre les deux, il n’y avait rien. Il fallait aimer ou détruire, et, entre les deux, tout n’était que politique, corruption et faiblesse, qu’il fallait payer tôt ou tard. Hardenburg, le lieutenant sans visage dans la chambre de l’horloger sans jambes ni bras, avait parfaitement compris cette vérité, mais les politiciens, eux, n’en savaient rien.
    Le vieillard ferma les yeux. Vieilles paupières jaunes et plissées, comme du vieux papier sale, baissées sur les billes noires et moqueuses de ses pupilles. Il se détourna, et Christian eut l’impression confuse que le vieillard venait de remporter sur lui une sanglante victoire.
    Il but son cognac. L’alcool commençait à produire son effet. Il se sentait à la fois invincible et somnolent, comme un géant dans un rêve, capable de se mouvoir avec une lenteur impavide et de frapper inconsciemment des coups d’une terrible violence.
    –  Finissez votre verre, sergent.
    La voix était grave et vaguement familière. Christian leva les yeux et loucha, à travers

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