Le Bal Des Maudits - T 2
l’obscurité croissante, vers la silhouette qui se tenait devant lui.
– Quoi ? dit-il stupidement.
– Je voudrais vous parler, sergent.
L’homme souriait.
Christian secoua la tête, écarquilla les yeux. Puis il reconnut le nouveau venu : Brandt. En uniforme d’officier, sans casque ni casquette, poussiéreux, amaigri, mais Brandt. Brandt souriant.
– Brandt !
– Chut !
Brandt posa sa main sur le bras de Christian.
– Finissez votre verre et suivez-moi.
Brandt sortit. Christian le vit s’arrêter sur le trottoir, s’adosser à la vitre du café, tandis qu’une colonne de fantassins dépenaillés traînait ses bottes sur la route. Christian avala le reste de son cognac, se leva. Le vieillard l’observait de nouveau. Christian poussa la chaise, s’empara soigneusement des poignées du guidon et retourna sa bicyclette vers la porte. Au moment de sortir, il ne put résister au désir de se retourner pour rencontrer, une fois encore, le regard fixe, moqueur, français, le regard de Verdun, le regard de la Marne, du barman ancestral Le vieillard se tenait devant une affiche, imprimée en français, mais inspirée par les Allemands, représentant un escargot dont les cornes servaient de hampes à deux petits drapeaux, l’un américain, l’autre britannique, et qui remontait lentement la péninsule italienne. La légende rappelait ironiquement que même un escargot aurait atteint Rome, à présent… « L’insolence finale », devina Christian. Le vieillard avait dû coller cette affiche au début de la débâcle, pour que tous les Allemands en fuite puissent la voir en passant et souffrir.
– J’espère, dit l’homme, de cette voix qui sonnait comme un rire entendu parmi les rocking-chairs d’un asile de vieillards, j’espère que monsieur a trouvé bon son cognac.
« Les Français, pensa furieusement Christian, ils nous battront tous encore. »
Il sortit et rejoignit Brandt.
– Suivez-moi, répéta doucement Brandt. Faisons le tour de la place. Je veux que personne n’entende ce que j’ai à vous dire.
Ils marchèrent tous les deux sur le trottoir étroit, devant les boutiques closes. Brandt, remarqua Christian, surpris, paraissait beaucoup plus vieux que lors de leur dernière rencontre ; ses tempes étaient grises, son visage las, son corps amaigri.
– Je vous ai vu entrer, dit Brandt, et je n’ai pu en croire mes yeux. Je vous ai regardé cinq minutes avant d’être sûr que c’était bien vous. Au nom du ciel, que vous ont-ils fait ?
Christian haussa les épaules, un peu vexé et furieux contre Brandt. (Lequel, après tout, ne paraissait pas non plus dans une forme étincelante.)
– Ils m’ont fait pas mal voyager, dit Christian. Et que faites-vous ici vous-même ?
– Ils m’ont affecté en Normandie, expliqua Brandt. Photos de l’invasion, photos de prisonniers américains, photos des atrocités américaines, femmes et enfants français morts sous les bombes yankees, etc. Toujours la même chose, quoi. Continuez à marcher. Ne vous arrêtez pas. Si vous séjournez en un endroit quelconque, vous risquez de vous faire demander vos papiers par quelque officier et d’être réaffecté à une unité. Il y a tout juste assez de ces imbéciles alentour pour qu’il vaille mieux n’en pas courir le risque.
Ils marchèrent méthodiquement le long de la place, comme des soldats ayant un but précis et des ordres de mission dans la poche. Les façades grises des bâtiments étaient devenues pourpres dans le soleil couchant, les silhouettes des soldats, fantomatiques et indécises.
– Écoutez, dit Brandt. Qu’avez-vous l’intention de faire ?
Christian s’esclaffa, tout surpris de le pouvoir encore. Pour une raison quelconque, après tous ces jours de fuite devant les Américains, la pensée qu’il puisse avoir des intentions personnelles lui avait paru amusante.
– Pourquoi riez-vous ?
Brandt le regarda d’un air soupçonneux, et Christian se composa un visage plus sérieux, car il sentait que, s’il se mettait Brandt à dos, le photographe garderait pour lui toutes sortes de renseignements précieux.
– Pour rien, dit Christian. Pour rien, vraiment. Je suis juste un peu fatigué. Je viens de gagner le Grand Cross cyclo-pédestre international, et je ne suis pas tout à fait dans mon assiette. Mais ça ira.
– Alors ? dit Brandt.
Il était évident, d’après le timbre de sa voix, que lui-même n’était pas loin
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