Le Bal Des Maudits - T 2
de l’effondrement final.
– Alors, qu’avez-vous l’intention de faire ?
– Retourner à bicyclette à Berlin, dit Christian. J’espère battre le record actuel.
– Ne plaisantez pas, pour l’amour de Dieu, dit Brandt.
– J’aime pédaler sur les routes historiques françaises, continua bêtement Christian, bavardant au passage avec les habitants historiques, dans leurs costumes régionaux composés de grenades à main et de fusils Sten ; mais, si autre chose se présente, je ne dis pas que je ne changerai pas d’avis…
– Écoutez, dit Brandt. J’ai une voiture anglaise à deux places cachée dans une grange, à un kilomètre et demi d’ici…
Christian perdit brusquement toute envie de s’esclaffer.
– Marchez ! gronda Brandt, entre ses dents. Je vous ai dit de ne pas vous arrêter. Je veux retourner à Paris. Mon idiot de conducteur m’a quitté hier soir. Nous avons été mitraillés, sur la route, et il a perdu son sang-froid. Il est parti vers minuit pour se rendre aux Américains.
– Et alors ? s’informa Christian, essayant de paraître calme et compréhensif. Pourquoi êtes-vous resté ici depuis ?
– Je ne sais pas conduire, dit amèrement Brandt.
Ça peut paraître idiot, mais je ne sais pas conduire !
Cette fois, Christian ne put s’empêcher de rire.
– Oh, mon Dieu ! dit-il, ces hommes à l’esprit moderne !
– Ce n’est pas si drôle que ça, coupa Brandt. Je suis trop nerveux. J’ai essayé d’apprendre, en 1935, et j’ai failli me tuer.
« Quel siècle ! » pensa délicieusement Christian, heureux de posséder cet avantage sur un homme qui, sous bien des rapports, avait su tirer un excellent parti de la guerre, « quel siècle pour être trop nerveux ! »
– Pourquoi n’avez-vous pas choisi un de ces types ?
Christian désigna les soldats allongés sur les marches de la mairie.
– Je n’ai pas confiance en eux, dit Brandt, en jetant autour de lui un regard effrayé. Si je vous racontais les histoires d’hommes de troupe tuant leurs officiers que j’ai entendues depuis quelques jours !… Il y a près de vingt-quatre heures que je suis dans cette saleté de petite ville et que j’essaie de trouver quelqu’un en qui j’aie l’impression de pouvoir avoir confiance. Mais ils voyagent tous en groupes, ils ont tous des camarades avec eux, et je n’ai que deux places dans ma voiture. Et qui sait ? Demain, les Américains seront peut-être ici, ou la route de Paris sera peut-être fermée… Christian, je vais vous avouer quelque chose : quand je vous ai vu entrer dans ce café, j’ai dû me retenir pour ne pas pleurer… – Anxieusement, il saisit le bras de Christian. – Il n’y a personne avec vous ? Vous êtes seul, n’est-ce pas ?
– Ne vous inquiétez pas, dit Christian. Je suis seul. Soudain, Brandt s’arrêta, s’essuya nerveusement le visage.
– Je viens seulement d’y penser, bégaya-t-il. Savez-vous conduire ?
L’angoisse peinte sur le visage de Brandt, au moment où il posa la simple question qui, au sein de l’écroulement d’une ar mée, était devenue le centre et le drame de sa vie, fit naître en Christian une envie confuse et vaguement grotesque de protéger l’ex-artiste.
– Ne vous inquiétez pas, mon vieux.
Christian frappa sur l’épaule de Brandt.
– Je sais conduire.
– Dieu merci ! – Brandt soupira. – Vous venez avec moi ?
Christian se sentait étourdi, chancelant, hébété. Ce que Brandt lui offrait là, c’était la vitesse, la sécurité, la vie…
– Essayez de m’en empêcher, dit-il.
Ils se sourirent faiblement, comme deux hommes sur le point de se noyer qui, en s’aidant mutuellement sont parvenus à atteindre la rive.
– Partons, dit Brandt.
– Attendez, dit Christian. Je veux donner cette bicyclette à quelqu’un d’autre. Que quelqu’un d’autre ait une chance de s’en tirer…
Son regard fit le tour de la place, tandis que son esprit cherchait un moyen équitable d’élire l’heureux bénéficiaire.
– Non.
D’un geste, Brandt arrêta Christian.
– Nous pouvons nous servir de la bicyclette. Le fermier nous donnera des vivres, en échange de cette bicyclette.
Christian hésita une seconde.
– Évidemment, dit-il. Où avais-je la tête ?
Brandt se retournant nerveusement, à chaque instant, pour voir s’ils n’étaient pas suivis, et Christian poussant près de lui sa bicyclette, reprirent
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