Le Bal Des Maudits - T 2
la route que Christian avait parcourue une demi-heure auparavant. Au premier croisement, ils s’engagèrent dans un chemin pierreux encadré de talus fleuris qui conduisait à la ferme confortable et ornée de géraniums et à la vaste grange dans laquelle, sous un énorme tas de foin, Brandt avait caché son automobile.
Brandt avait eu raison, au sujet de la bicyclette. Lorsque, sous le regard des premières étoiles, la voiture démarra entre les talus fleuris, ils emportaient avec eux deux jambons, un bidon de lait, la moitié d’un énorme fromage, un litre de calvados, deux litres de cidre, du pain bis et un panier d’œufs, que la femme du fermier avait fait cuire durs pendant qu’ils dégageaient la petite voiture de sa carapace de foin. La bicyclette leur avait été fort utile.
L’estomac plein, calme et détendu au volant de la petite voiture magnifiquement entretenue, roulant à vive allure sous le pâle clair de lune, Christian rêvait et souriait aux anges. Sa rencontre matinale avec le cycliste à la chemise bleue s’était avérée plus profitable qu’il s’y était attendu.
Ils traversèrent la ville sans s’arrêter. Quelqu’un cria, au moment où ils débouchèrent sur la place. Était-ce un ordre de stopper ? Une supplication d’être pris à bord ? Un juron causé par leur bonne fortune ou parce que leur vitesse mettait en danger les piétons ? Ils ne le surent jamais, car Christian accéléra sans chercher à comprendre et laissa bientôt la ville derrière lui. Un instant plus tard, ils roulaient sur la route encombrée, sous la lumière blafarde de la lune, vers la capitale française.
– L’Allemagne est fichue, disait Brandt.
Sa voix était faible et lasse, et pourtant il devait crier pour que le vent de leur vitesse n’emporte pas ses paroles, car leur voiture était entièrement découverte, et Christian la poussait au maximum.
– Il n’y a qu’un fou pour ne pas s’en rendre compte. Regardez ce qui est en train de se passer. Effondrement général. Tout le monde s’en fout. Un million d’hommes abandonnés à leur propre initiative. Un million d’hommes, presque sans officiers, sans nourriture, sans plans, sans munitions, abandonnés à la merci des Américains, qui les ramasseront lorsqu’ils en auront le loisir, ou les massacreront, s’ils ont la stupidité de vouloir ré sister. L’Allemagne n’a plus les moyens d’entretenir une armée. Peut-être vont-ils encore réunir quelques troupes et établir une ligne de défense, mais ce ne sera qu’un geste. Un geste éphémère et sanglant. Une sorte d’enterrement romantique. Clausewitz, Wagner, Siegfried et le Haut Commandement réunis pour un dernier effet théâtral. Je suis aussi patriote que n’importe lequel. J’ai servi l’Allemagne de mon mieux, en Italie, en Russie, en France…
Mais je suis trop civilisé pour ce qu’ils s’apprêtent à faire. Je ne crois pas aux Vikings. Je n’ai aucune envie de brûler sur le bûcher de Gœbbels. La différence entre une bête fauve et un homme civilisé est qu’un homme civilisé peut prévoir le moment de sa perte et prendre des mesures pour se sauver… Écoutez : Lorsque la guerre a été sur le point de se décider, j’avais fait ma demande de naturalisation comme citoyen de la République Française, mais j’y ai renoncé. L’Allemagne avait besoin de moi, disait Brandt, – moins pour convaincre son compagnon que pour se convaincre lui-même de sa rectitude, de son honnêteté, de son bon sens, – l’Allemagne avait besoin de moi, je suis venu. J’ai fait ce que j’ai pu. Dieu ! les photos que j’ai prises ! Et ce que j’ai subi pour pouvoir les prendre ! Mais il n’y a plus de photos à prendre. Il n’y a plus personne pour les développer, plus personne pour croire en elles, ou pour être ému par elles, au cas où elles seraient développées. J’ai échangé ma caméra avec le fermier, là-bas, pour dix litres d’essence. La guerre n’est plus pour les photographes, parce qu’il n’y a plus de guerre à photographier. La guerre n’est plus qu’une question de nettoyage, et mieux vaut laisser cela aux photographes américains. Il serait ridicule, de la part des gens qu’on « nettoie », d’enregistrer sur la pellicule les opérations de nettoyage. Personne n’a le droit de l’exiger d’eux. Écoutez. Quand un soldat s’engage dans une armée, n’importe quelle armée, cette armée signe avec lui une sorte
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