Le Bal Des Maudits - T 2
de contrat implicite. Ce contrat est tel que, si l’armée a parfaitement le droit de lui demander de mourir, elle n’a pas le droit d’exiger de lui, consciemment, le sacrifice inutile de sa vie. À moins que le gouvernement ne soit, en ce moment même, en train de demander la paix, et rien ne peut nous le faire croire, il viole le contrat qu’il m’a signé, le mien, et celui de tous les autres soldats actuellement en France. Nous ne leur devons donc plus rien. Absolument plus rien.
– Pourquoi me dites-vous tout cela ? demanda Christian, sans quitter des yeux le ruban pâle de la route et pensant avec lassitude : il a un plan, mais je ne me déclarerai pas d’accord avant de savoir en quoi il consiste.
– Parce qu’une fois arrivé à Paris, dit lentement Brandt, je vais déserter.
Ils roulèrent en silence, pendant une longue minute.
– Ce n’est pas tout à fait exact, rectifia Brandt. Je ne vais pas déserter. C’est l’armée qui me déserte. Je me contenterai de rendre cette désertion officielle.
Déserter. Le mot trembla dans les oreilles de Christian. Les Américains l’avaient déjà submergé d’une avalanche de tracts et de sauf-conduits, l’engageant à déserter, lui prouvant, bien avant la débâcle, que la guerre était perdue, lui promettant qu’il serait bien traité… On racontait que des soldats surpris en train de déserter avaient été pendus par l’armée, en brochettes de six, et leurs familles fusillées… Brandt n’avait pas de famille et pouvait agir à sa guise. Évidemment, dans l’état actuel des choses, qui pourrait savoir qui avait déserté, qui était mort, qui avait été capturé après une défense héroïque ? Plus tard, en 1960, peut-être, quelque bruit pourrait transpirer, remonter à la surface, mais il était impossible de penser pour l’instant à ce qui passerait en 1960.
– Pourquoi retournez-vous à Paris pour déserter ? demanda Christian, se souvenant des tracts. Pourquoi n’allez-vous pas dans l’autre sens, à la rencontre des Américains, et ne vous rendez-vous pas à la première unité venue ?
– J’y ai pensé, dit Brandt. Mais c’est trop dangereux. On ne peut se fier aux soldats en guerre. Ils peuvent avoir le sang chaud ; leur meilleur ami peut avoir été tué vingt minutes plus tôt, ils peuvent être pressés, ils peuvent être juifs, et avoir des parents à Buchenwald ; comment pouvez-vous le savoir ? Et puis, dans la campagne, vous auriez peu de chance d’atteindre les Américains. Tous les Français entre ici et Cherbourg ont des fusils, à présent, et tous meurent d’envie de tuer au moins un Allemand, ne serait-ce que pour faire comme les autres, avant qu’il soit trop tard. Oh, non ! Je veux déserter, mon vieux, pas mourir.
« Quel homme réfléchi, pensa Christian, avec une admiration sincère, il a tout calculé, tout pesé d’avance. Pas étonnant qu’il ait fait une telle carrière dans l’Armée, qu’il ait toujours pris les photos désirées par le ministère de la Propagande, qu’il ait obtenu l’emploi tant brigué de correspondant du magazine de l’Armée, qu’il ait été longtemps affecté à Paris, dans son appartement de luxe, qu’il ait si bien mangé, qu’il se soit si bien habillé, qu’il ait trouvé tant de lits féminins prêts à l’accueillir. »
– Écoutez, dit Brandt. Vous connaissez mon amie Simone…
– Êtes-vous toujours en rapport avec elle ? demanda Christian, surpris.
Brandt vivait avec Simone en 1940. Christian l’avait rencontrée avec Brandt, au cours de sa première permission à Paris. Ils étaient sortis ensemble, et Simone avait amené une amie – comment s’appelait-elle ? Françoise, mais Françoise avait été de glace et n’avait pas caché qu’elle n’aimait pas les Allemands. Brandt avait eu de la chance, au cours de cette guerre. Portant l’uniforme de l’armée conquérante, mais presque citoyen français, parlant le français mieux qu’un Parisien, il avait choisi le meilleur de deux mondes.
– Bien sûr que je suis toujours en rapport avec elle, dit Brandt. Pourquoi pas ?
– Je ne sais pas, dit Christian, amusé. Ne vous fâchez pas. C’est juste parce qu’il y a si longtemps… quatre ans… quatre ans de guerre, vous savez.
En dépit de la beauté de Simone, Christian avait toujours imaginé Brandt saisissant toutes les occasions qui s’offraient à lui et passant incessamment, tout au long
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