Le Bal Des Maudits - T 2
Mais, pour nous, c’est beaucoup plus difficile.
Elle hurlait à présent, en brandissant ses deux poings sous le nez de Michael.
– Nous ne sommes pas Américains, et nous ne voulons pas être humains. Nous voulons le tuer. Tournez le dos si vous n’en avez pas le courage. Nous le ferons. Et vous garderez bien blanche votre petite conscience américaine…
– Docteur, gémit le jeune blessé.
– Écoutez… dit Michael.
Mais les visages de tous ceux qui entouraient M me Dumoulin étaient aussi hostiles que celui de l’Irlandaise, et il se sentait coupable, lui, un étranger, qui les aimait, qui aimait leur pays, pour son courage, pour les souffrances qu’il avait subies, il se sentait coupable d’oser leur tenir tête sur un sujet aussi profond, dans les rues de leur propre ville.
– Écoutez… dit Michael, sentant confusément qu’elle avait peut-être raison, que c’était peut-être sa faiblesse, son indécision coutumière qui le poussaient à discuter ainsi. Écoutez… il est impossible d’achever un blessé dans ces conditions, quelles que soient…
Un coup de feu retentit, Michael se retourna. Keane se tenait au-dessus de l’Allemand, le doigt sur la détente de son fusil, la bouche tordue par son triste sourire habituel. L’Allemand ne bougeait plus. Les villageois regardaient à présent les deux Américains avec une sorte de tranquille satisfaction.
– Après tout… ricana Keane. Il gueulait, de toute façon. Autant faire plaisir à la dame.
Il rejeta son fusil sur son épaule.
– Bien, dit froidement M me Dumoulin. Très bien. Merci beaucoup.
Elle tourna les talons, et le petit groupe de villageois se partagea pour la laisser passer. Michael regarda s’éloigner la courte silhouette adipeuse, déhanchée et presque comique, marquée par de nombreuses maternités, d’innombrables lessives, et les longues heures passées dans sa cuisine, vers l’endroit où gisait, jupe relevée, la laide fille de ferme, à présent délivrée de sa laideur et de ses durs travaux.
Un par un, les Français évacuèrent le centre de la place, laissant poliment les deux Américains avec le corps du jeune homme mort. Michael les regarda transporter à l’intérieur de l’hôtel l’homme qui avait une balle dans le poumon. Lorsqu’il se retourna, Keane était en train d’examiner les poches du mort. De l’une d’elles, il tira un portefeuille, qu’il ouvrit.
– Son livre de prêt, annonça-t-il. Il s’appelle Joachim Ritter. Âgé de dix-neuf ans. Il n’a pas été payé depuis trois mois. – Keane sourit. – Juste comme dans l’armée américaine. – Il fouilla dans le portefeuille, découvrit une photographie. – Joachim et sa fiancée… – Il tendit la photo à Michael. – Regarde-moi ça. Pas mal, la fille.
Machinalement, Michael regarda la photographie. Un garçon vivant et mince, dans un Luna-park, en compagnie d’une petite blonde potelée, coiffée du calot de son fiancé. Il y avait une dédicace en travers de la photographie.
– Toujours dans tes bras, Eisa, traduisit Keane. C’est de l’allemand. Je vais l’envoyer à ma femme pour qu’elle me la mette de côté. Ça me fera un souvenir intéressant.
Les mains de Michael tremblaient sur la photographie. Il dut résister à la tentation folle de la déchirer. Il détestait Keane, il détestait le plaisir que prendrait Keane, plus tard, aux États-Unis, à exhiber cette photo et à se remémorer cette matinée, en souriant fièrement de toutes ses longues dents jaunes. Mais il savait qu’il n’avait pas le droit de déchirer la photographie. Il avait beau le haïr, Keane n’en avait pas moins gagné le droit de conserver ce souvenir. Tandis que Michael hésitait, Keane s’était conduit comme un vrai soldat. Sans hésitation ni crainte d’aucune sorte, il avait dominé la situation et massacré l’ennemi alors que tout le monde autour de lui était encore paralysé par la surprise. Quant à l’exécution du blessé, pensa Michael, Keane avait probablement fait ce qu’il fallait faire. Qu’eussent-ils pu faire pour l’Allemand ? Il leur aurait fallu le laisser derrière eux, et les habitants de la ville l’auraient lynché dès que Michael aurait eu le dos tourné. À sa manière cruelle et sadique, Keane avait réalisé la volonté du peuple qu’ils étaient venus en Europe pour servir. À l’aide d’une seule balle, Keane avait donné aux habitants endeuillés et menacés
Weitere Kostenlose Bücher