Le Bal Des Maudits - T 2
humour. On pouvait, en somme, livrer son dernier combat dans la cour de sa propre maison.
Un seul factionnaire gardait l’entrée du camp, un petit homme grassouillet de quarante-cinq ans environ, qui paraissait plutôt malheureux et déplacé, avec son brassard de la Volkssturm et son fusil sur l’épaule. La Volkssturm, pensa cyni quement Christian, quelle idée magnifique ! L’asile de Hitler pour les vieillards, selon l’amère plaisanterie qui avait couru. Les journaux et la radio avaient écrit ou dit de bien belles paroles sonores au sujet de la Volkssturm, déclarant qu’au moment où leurs foyers mêmes étaient menacés les hommes quel que soit leur âge, entre cinquante et soixante-dix ans, combattraient comme des lions la poussée de l’envahisseur. Les gentlemen sédentaires et aux artères durcissant es de la Volkssturm n’avaient évidemment pas entendu parler de leurs futures prouesses léonines. Un seul coup de feu à cinquante centimètres de leurs oreilles, et on en cueillait un bataillon, bras levés, vert de frousse. Encore un mythe, cette illusion de pouvoir arracher des quinquagénaires allemands à leurs bureaux, des enfants à leurs écoles, et d’en faire des soldats en quinze jours. « La rhétorique, pensa Christian en regardant le gros homme inquiet qui montait la garde devant le portail du camp, la rhétorique nous a à tous dérangé l’esprit. » De la rhétorique et des mythes, contre des divisions de chars d’assaut, des armées d’avions, et toute l’essence, tous les canons, toutes les munitions du monde. Hardenburg avait compris cela, jadis, mais Hardenburg s’était tué. Oui, l’Allemagne aurait besoin, après la guerre, d’hommes intégralement vidés de toute rhétorique et vaccinés, une fois pour toutes, contre les mythes.
– Heil Hitler ! dit le garde de la Volkssturm, en saluant d’une manière aussi approximative que son uniforme.
Heil Hitler ! encore une bonne plaisanterie. Christian ne se donna pas la peine de répondre à ce salut.
– Qu’est-ce qui se passe, ici ? demanda Christian.
– Nous attendons.
Le garde haussa les épaules.
– Vous attendez quoi ?
Le garde haussa les épaules et sourit stupidement.
– Quelles nouvelles ? demanda-t-il.
– Les Américains viennent de capituler, dit Christian. Demain, c’est le tour des Russes.
Une seconde, le garde parut sur le point de le croire. Un éclair de joie crédule brilla sur son visage. Puis il comprit.
– Vous avez l’air d’excellente humeur, dit-il tristement.
– Je suis d’excellente humeur, répliqua Christian. Je viens de prendre des vacances.
– Croyez-vous que les Américains seront là aujourd’hui ? demanda le garde avec anxiété.
– Ils peuvent arriver dans dix minutes, dans dix jours ou dans dix semaines, répondit Christian. Qui peut dire ce que feront les Américains ?
– J’espère qu’ils ne vont pas tarder, dit le garde. Ils valent mieux que les…
« Lui aussi », pensa Christian.
– Je sais, coupa-t-il. Ils valent mieux que les Russes et même que les Français.
– C’est ce que tout le monde dit, s’excusa le garde.
– Bon dieu ! dit Christian, comment pouvez-vous supporter cette odeur ?
– Il y a une semaine que je suis ici, dit le garde, je n’y pense plus.
– Une semaine seulement ? s’étonna Christian.
– Il y avait tout un bataillon de S. S., mais, la semaine dernière, ils les ont rappelés et nous ont fourrés à leur place. Une seule compagnie, gémit le garde. Nous avons de la chance d’être encore vivants.
– Qu’y a-t-il dans ce camp ? demanda Christian.
– Comme partout. Des Juifs, des Russes, quelques politicards, quelques Grecs et quelques Yougoslaves, etc. Nous les avons mis sous clef il y a deux jours. Ils savent qu’il y a anguille sous roche et ils deviennent dangereux. Et nous n’avons qu’une compagnie. Ils pourraient nous massacrer en un quart d’heure. Il y en a des milliers et des milliers. Ils faisaient du bruit, il y a une heure. – Il se retourna et regarda les baraquements clos. – Et, maintenant, pas un bruit. Dieu sait ce qu’ils sont en train de mijoter.
– Pourquoi restez-vous ici ? demanda curieusement Christian.
Le garde haussa les épaules, arbora, une fois de plus, son sourire malade, imbécile.
– Je ne sais pas. Nous attendons.
– Ouvrez la porte, dit Christian. Je veux entrer.
– Vous voulez entrer, dit le
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