Le Bal Des Maudits - T 2
garde, incrédule. Pourquoi ?
– Je dresse une liste de futures colonies de vacances pour l’Organisation de la Force par la Joie, à Berlin, et ce camp m’a été suggéré, dit Christian. Ouvrez. J’ai besoin de manger quelque chose, et je veux voir si je peux emprunter une bicyclette.
Le garde fit signe à un autre qui, du haut d’un mirador, n’avait pas cessé d’observer Christian. Lentement, le portail s’ouvrit.
– Vous ne trouverez pas de bicyclette, dit le garde de la Volkssturm. Les S. S. ont emporté tout ce qui pouvait rouler lorsqu’ils sont partis la semaine dernière.
– Je vais voir, dit Christian.
Il se glissa entre les deux battants, s’enfonça dans l’épaisse odeur, se dirigea vers le bâtiment administratif, un joli chalet de style tyrolien, entouré d’une pelouse et surmonté d’un grand drapeau. Un son bas, étouffé, inhumain, émanait des baraquements. Il semblait provenir de quelque nouvelle sorte d’instrument de musique, spécialement inventé dans le but d’émettre des notes trop informes et désagréables pour être produites par un organe vivant. Toutes les fenêtres étaient obturées à l’aide de planches clouées, et nulle part on ne voyait trace d’un être humain.
Christian escalada le perron du chalet et pénétra à l’intérieur. Il trouva la cuisine, se fit donner des saucisses et de l’ersatz de café par un cuisinier de soixante ans, qui souligna d’un ton encourageant :
– Mangez, mon garçon. Vous ne savez pas quand vous pourrez remanger, après ça.
Il y avait, dans les locaux administratifs du camp, un certain nombre de spécimens des récupérés de la Volkssturm, dans leurs uniformes d’occasion. Ils étaient armés, mais tenaient leurs armes à contrecœur, avec des expressions clairement dégoûtées. Eux aussi attendaient, et, lorsqu’il passa parmi eux, Christian perçut un murmure de désapprobation, pour sa jeunesse, pour la guerre perdante qu’il avait livrée… Hitler s’était toujours vanté que les jeunes hommes étaient sa grande force, et ces soldats minables, arrachés à leurs foyers à l’issue fatale d’une longue guerre, montraient, par leurs grimaces, ce qu’ils pensaient de la génération en voie d’anéantissement qui les avait acculés à cette heure désespérée.
Christian marchait très droit, son Schmeisser sous le bras, le visage froid et tendu, parmi les hommes qui flânaient sans but dans les salles. Il parvint au bureau du commandant du camp, frappa, entra sans attendre la réponse. Dans son costume rayé, un prisonnier épongeait le plancher. Un caporal était assis derrière une table, dans le premier bureau, mais la porte du bureau privé était ouverte, et son occupant fit signe à Christian d’entrer lorsqu’il l’entendit déclarer au caporal :
– Je voudrais parler au commandant.
Le commandant du camp était le plus vieux lieutenant que Christian ait jamais vu. Il devait avoir beaucoup plus de soixante ans, et son visage paraissait avoir été sculpté dans un fromage fermenté.
– Non, je n’ai pas de bicyclette, répondit-il à la requête de Christian. Je n’ai rien. Même pas de provisions. Les S. S. nous ont laissés ici sans rien, à leur départ. Rien qu’avec des ordres de garder la situation en main. J’ai eu Berlin au téléphone, hier, et un imbécile m’a ordonné de tuer tout le monde immédiatement. – Le lieutenant ricana. – Onze mille hommes. Très pratique ! Et je n’ai pu parler à personne d’autre, depuis. – Il examina Christian. – Vous arrivez du front ?
Christian sourit.
– Si on peut appeler cela un front.
Le lieutenant soupira.
– Ç’a été très différent, à la fin de la dernière guerre, dit-il. Nous nous sommes toujours repliés en bon ordre. Toute ma compagnie est rentrée à Munich, encore en possession de ses armes. C’était beaucoup plus organisé…
Et son ton, comme celui des autres, accusait clairement la nouvelle génération d’Allemands de n’avoir pas été capables, comme leurs pères avant eux, de perdre proprement une guerre.
– Eh bien, je vois que vous ne pouvez pas m’aider, mon lieutenant, dit Christian. Je vais continuer mon chemin.
– Dites-moi, implora le vieux lieutenant, tentant de retenir Christian une minute encore, comme s’il se fût senti seul dans ce joli bureau bien propre, avec les rideaux bleus pendus aux fenêtres, et le canapé, et le tableau des Alpes en
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