Le Bal Des Maudits - T 2
plage, dans le crépuscule, et les canons des navires ancrés au large et les batteries de D. C. A. déjà débarquées emplirent le ciel de lignes d’acier en fusion. Les éclats pleuvaient et s’enfonçaient dans le sable avec des bruits sourds, tout autour de Noah qui, les yeux levés, impuissant, se demandait si le temps reviendrait où il lui serait possible de ne plus craindre pour sa vie.
Ils furent réveillés à l’aube et découvrirent que le capitaine était revenu ; Colclough s’était perdu, dans la nuit, et avait cherché la compagnie, sur la plage, jusqu’à ce qu’il se soit fait tirer dessus par une sentinelle du Corps de Signalisation. Il avait décidé, alors, qu’il était trop dangereux de circuler ainsi à l’aveuglette, s’était creusé un trou et avait attendu que le jour soit suffisamment clair pour qu’il ne risque plus de se faire descendre par ses propres hommes. Il paraissait épuisé et hagard, mais il hurla des ordres à cadence rapide et gagna le sommet de la falaise avec sa compagnie déployée derrière lui.
Noah s’était enrhumé au cours de la nuit. Il éternuait sans cesse et ne cessait pas de se moucher. Il portait de longs sous-vêtements de laine, deux paires de chaussettes de laine, une tenue réglementaire, une vareuse de campagne, et, par-dessus tout, les treillis chimiquement traités, raides et imperméables au vent, qui ne l’empêchaient pas, cependant, de sentir ses os glacés grincer dans sa chair, tandis qu’avec les autres il marchait dans le sable lourd, parmi les fortins éventrés et noirs, les Allemands morts, les canons allemands réduits au silence, quoique toujours malicieusement pointés vers la plage.
Tirant derrière eux des remorques chargées de munitions, des camions et des Jeeps dépassaient à chaque instant la compagnie. Puis ce fut un peloton de chars d’assaut nouvellement débarqués, dangereux et apparemment invincibles, qui escaladèrent la montée dans un grand ébranlement de ferraille. Des M. P. canalisaient la circulation, le Génie construisait des routes, un bulldozer ébauchait un couloir d’atterrissage pour l’aviation, des ambulances se faufilaient sur les routes saccagées, entre les champs de mines délimités par des lignes de piquets, jusqu’aux centres de triage, de l’autre côté de la falaise. Dans un grand champ criblé de trous d’obus, un détachement enterrait des Américains morts. L’ensemble produisait une curieuse impression de confusion dynamique et organisée, qui rappelait à Noah le temps où, étant gosse, à Chicago, il regardait les cirques dresser leurs tentes, monter leurs cages et installer leurs roulottes.
Lorsqu’il parvint au sommet de l’escarpement, Noah se retourna et regarda la plage, s’efforçant d’en fixer les moindres détails dans sa mémoire. « Hope voudra savoir comment c’était, et son père aussi, lorsque je reviendrai », pensait-il. Le simple fait d’imaginer ce qu’il leur dirait, quelque beau jour lointain, après la fin de la guerre, semblait rapprocher cette fin et donnait à Noah la certitude qu’il serait encore vivant pour la célébrer ; et plus tard, en chemise bleue et pantalon de flanelle, un verre de bière à la main, par un beau dimanche après-midi, sous un hêtre, il ennuierait ses parents, pensa-t-il – et il ne put s’empêcher de sourire – avec ses histoires de vétéran de la Grande Guerre.
Jonchée des multiples enfants d’acier de la production américaine, la plage évoquait le cabinet de débarras de quelque ménage de géants. Au-delà des vieux steamers qu’ils coulaient à présent pour former un brise-lames, des destroyers canonnaient, par-dessus leurs têtes, les positions fortifiées situées à l’intérieur des terres.
– Voilà comment je comprends la guerre, disait Burnecker à Noah. Des vrais lits ; le café est servi en bas, mon capitaine, vous pourrez ouvrir le feu dès que vous serez prêt, Gridley. Si nous avions eu deux liards de jugeote, Ackerman, nous nous serions engagés dans la Flotte.
– Allons ! avancez !
C’était la voix de Rickett, toujours aussi hargneuse, la voix de sergent que rien, ni les traversées, ni les obus, ni les tueries, ne parviendrait jamais à changer.
– Ah ! soupira Burnecker, être seul avec lui dans une île déserte !
Ils se retournèrent et marchèrent, laissant la côte derrière eux.
Ils marchèrent ainsi pendant une demi-heure, au bout de laquelle il
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