Le Baptême de Judas
Mon frère Baroche, lui, n’a pas eu cette chance. Il devait me rejoindre une fois sa mission accomplie, mais personne ne l’a jamais revu. J’ignore ce qui a pu lui arriver, mais comme les cathares, je prie Dieu pour qu’il l’ait mené à bonne fin.
Je m’arrêtai à nouveau de lire. Je savais, moi, ce qu’il était advenu de Baroche. Le frère servant avait volontairement sauté vers la mort dans la fosse qui se trouvait sous l’autel du temple de Gisors. Mais il avait accompli sa tâche.
Je suis demeuré auprès de Norbert pendant quelques années. J’y serais bien resté jusqu’à ce que Dieu me rappelle à lui. J’avais plus qu’assez vu la mort et la sauvagerie. La vie d’ermite me convenait pleinement. Mais, dans la chrétienté, on parlait de plus en plus de croisade contre les cathares et, comme une des deux parts se trouvait dans le Sud, Norbert souhaitait être informé des événements. Il m’a donc demandé de repartir pour devenir ses yeux et ses oreilles dans le Nord, comme bien d’autres. Pendant des années, c’est ce que j’ai fait, errant au hasard et lui rapportant périodiquement les faits et les rumeurs que j’apprenais. C’est au cours de mes pérégrinations que j’ai fait la connaissance de ton père. J’ai accepté sa proposition, car j’étais las.
Pendant près de dix ans, je t’ai formé et, petit à petit, tu es devenu un fils pour moi. Puis les événements que tu connais sont survenus. Il ne sert à rien d’y revenir. Ce qui est fait est fait, et je sais mieux que personne que tes gestes pèsent lourd sur ta conscience. Ensemble, nous sommes descendus vers le Sud. J’étais loin de me douter que notre route nous mènerait jusqu’à Montségur. Mais nul ne contrôle sa destinée. À Quéribus, on m’a admis dans l’Ordre des Neuf, un peu contre ma volonté, mais je ne pouvais refuser sans éveiller les soupçons d’Esclarmonde. On m’a révélé une Vérité dont je connaissais déjà la nature. Mais je ne pouvais te le dire. J’ai joué la comédie. Je t’ai menti, comme à tous les Neuf. Je voudrais pouvoir dire que je le regrette, mais il n’en est rien. Je ne pouvais faire autrement. L’enjeu était plus grand que tout.
Malgré mon opposition, tu as fini dans l’Ordre, toi aussi. Tu as sans doute attribué à la fierté les larmes que je versais. J’en éprouvais, c’est vrai. Mais je pleurais de dépit et d’amertume, car je savais que tu venais d’être entraîné dans un engrenage qui te mènerait à ta perte et j’étais impuissant à le prévenir. Tu étais irrémédiablement condamné à défendre un leurre agité depuis longtemps sous le nez de nos ennemis pour qu’ils courent après, comme des renards stupides après une peau de lapin. Tu es une des plus belles œuvres de ma vie, jouvenceau, et l’idée de la voir détruite pour rien m’était intenable. Elle l’est toujours. Mais je n’ai pas voix au chapitre. Comme toi, je ne suis qu’un exécutant. J’obéis en silence.
Dès lors, j’ai rapporté tous tes faits et gestes à Norbert de Craon. Tu as accepté la révélation qui te fut faite. Tu as retrouvé les documents que Raynal avait volés. Tu es devenu Magister. Malheureusement, tout cela était en vain. Car la Vérité est mille fois plus complexe que tu l’imagines. Peut-être auras-tu maintenant le malheur d’en partager le poids. Si oui, il sera plus lourd encore que celui que tu as reçu à Montségur.
Je termine ces quelques mots en déclarant sur mon honneur, et pour ton seul bénéfice, que j’ai la conviction de n’avoir trahi personne. J’ai servi une grande et noble cause ; une cause qui exigeait le secret et la duplicité, qui requérait aussi le sacrifice de femmes et d’hommes valeureux. Il ne me revient pas de t’en donner les détails. Seul Norbert de Craon en a le droit. Accorde-lui ta confiance. Ecoute bien ce qu’il a à te dire. Sers-toi de ta cervelle. Je la sais trop chaude, mais bonne, aussi. Ouvre ton esprit et, si tu trouves en toi la capacité de croire, sers-le avec la même loyauté que tu m’as toujours
démontrée. Je sais, mieux que personne, ce que tu peux apporter à une cause à laquelle tu adhères. Si le Cancellarius Maximus a jugé bon de te mander auprès de lui, c’est qu’il a cru utile de t’inclure dans le Prætorium .
Que Dieu t’arme de constance et te vienne en aide, mon fils, pour mener à terme la mission qui te sera confiée. Et si tu le peux, prie
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