Le Baptême de Judas

écarta sa monture du chemin, se retourna et aboya un ordre sec. Aussitôt, les troupes se mirent en branle et le convoi s’ouvrit au milieu, comme jadis la mer Morte devant Moïse. Les chevaux se tassèrent les uns contre les autres de chaque côté de la route et s’enfoncèrent à moitié dans les boisés environnants pour céder la place aux chevaliers du Temple.
    L’espoir me quitta aussi vite qu’il m’était venu. La bataille n’aurait pas lieu. Pernelle et Ugolin resteraient prisonniers.
    — Écarte-toi, aboya un des soldats, un costaud nommé Nantier qui ne prisait guère le fait de me servir de nourrice.
    Désabusé, j’obéis sans m’offrir le plaisir d’une répartie cinglante. Des cuisses, je dirigeai Sauvage sur le côté. Tels de puissants seigneurs, les chevaliers du Temple s’engagèrent dans le passage ouvert pour eux, avançant d’un pas mesuré, la tête haute et l’arme au clair, regardant droit devant. Sur leur parcours, plusieurs soldats maugréèrent dans leur barbe, aucun n’ayant le courage ou l’inconscience de tancer à haute voix un de ces hommes.
    J’observai leur petit groupe en me remémorant les leçons reçues de sire Ravier lors de mon initiation. Rien n’est vraiment comme il y paraît, avait-il dit au candidat ébahi et ignorant que j’étais. Sur cet écu, qui symbolise la vraie foi contre laquelle s’écrase le Mal, figure la croix pattée, que nous portons aussi sur le manteau et qui représente l’homme qui y fut crucifié. Sa couleur rouge rappelle le sang qu’il versa injustement aux mains de ses bourreaux ainsi que la vraie connaissance. Sa forme, à quatre branches égales, n’est pas celle de la croix chrétienne, que nous rejetons. L’épée est l’instrument par lequel le mensonge et le Mal seront détruits. Tirée des Ténèbres de son fourreau, elle est la Lumière qui émane du Dieu du Bien et qui défend la Vérité. Fait de noir et de blanc, le baucent est bien plus que le gonfanon qui rallie les Templiers pendant la bataille. Noir pour la terre et blanc pour le ciel, il nous rappelle l’opposition entre le Mal, les Ténèbres et la Mort, d’une part, et le Bien, la Lumière de Dieu et la Vie éternelle, d’autre part. Il est l’incarnation de la Vraie Foi que nous partageons tous. Je ne savais pas si ces templiers-là accordaient le même sens à leurs attributs.
    Lorsqu’ils furent à ma hauteur, je pus les observer à loisir. L’officier qui les menait semblait être le plus âgé. La barbe plus grise que noire, le visage traversé de rides causées par une vie passée à l’extérieur, le regard froid sous son heaume, les lèvres formant une moue arrogante, le port altier, il me rappelait Bertrand de Montbard le jour où il était arrivé à Rossal avec mon père. Il dégageait la même assurance inébranlable et presque dédaigneuse, et semblait se croire bien au-dessus du genre de friction mondaine qu’il venait de subir. En le regardant passer, j’eus un pincement au cœur. Mon maître avait été ce genre d’homme solide et impressionnant, dont l’autorité naturelle forçait le respect, sinon l’affection. Mon cœur se serra. Le vide laissé par son absence était encore entier et la blessure n’était pas refermée. Je soupçonnais qu’elle ne guérirait jamais.
    Derrière leur supérieur, les autres templiers avançaient deux par deux avec discipline. Parmi eux, j’aperçus plusieurs chevaliers expérimentés, mais aussi de vertes recrues. Mon regard s’attarda sur l’un d’eux, qui avait visiblement du mal à maîtriser sa monture nerveuse. Lorsqu’il arriva près de moi, son cheval se cabra brusquement et il faillit être projeté à terre. Tout autour, des rires étouffés montèrent, les hommes de Pierrepont trouvant une piteuse vengeance dans cette petite scène. Le templier fut presque désarçonné. Pour ne pas tomber, il tendit le bras et s’agrippa à ma capeline. Nantier, méfiant, tira son arme et la pointa vers l’homme, prêt à l’abattre au premier geste suspect.
    Pendant une seconde, le chevalier resta suspendu entre son cheval et le mien, un peu ridicule, se cramponnant de son mieux à sa selle à l’aide de ses jambes. Son heaume à visière cachait le haut de son visage, mais par la fente, je pouvais entrevoir ses yeux, d’un vert d’émeraude comme je n’en avais jamais vu auparavant. Une fine moustache blonde lui descendait le long de la bouche et ses pointes se rejoignaient sur le