Le Baptême de Judas
vulnérable.
Prenant mon courage à deux mains, j’empoignai l’une des torches et la retirai de son socle pour la brandir devant moi. Puis j’avançai vers le fond de la chapelle et le bloc de pierre. Lorsque j’y fus, je restai devant le corps. On avait allongé Ieschoua sur le linceul, qui avait ensuite été replié par-dessus sa tête pour le recouvrir jusqu’aux pieds. Pendant trois jours et trois nuits, on avait soigné ses blessures. C’était de là que ses disciples l’avaient relevé pour l’emporter loin de ses ennemis et le faire passer à l’étranger, où il avait tranquillement fini sa vie. Je ne saurais jamais par quelle magie son image s’était imprégnée dans le tissu. L’image d’un homme bien vivant, malgré le supplice de la crucifixion. Un simple portrait qui avait le pouvoir de causer l’effondrement de la chrétienté tout entière.
Je saisis l’extrémité du linceul d’une main tremblante, découvrant le pied droit du défunt. Puis, le regard rivé sur son gros orteil sale et calleux, j’hésitai. Pourquoi voulait-on que je voie Ieschoua à nouveau ? Je savais déjà tout ce qui s’était passé. Je connaissais les deux parts de la Vérité. Je n’avais rien de plus à apprendre. Ce dont j’avais besoin, c’était d’une façon de me sortir de la chiure dans laquelle j’étais enfoncé. Et pourtant, j’étais là. J’inspirai profondément, soulevai le drap millénaire d’un coup sec, faisant voler un nuage de poussière qui me fit tousser. Tel que je l’avais prévu, je découvris un corps inerte. Mais il ne s’agissait pas de celui que je croyais y trouver.
Cet homme, je ne l’avais jamais vu, ni vivant, ni mort. Ses longs cheveux bruns étaient traversés par une mèche blanche du côté gauche. Une barbe abondante lui couvrait les joues jusque sous les yeux. Il était vêtu de peaux de bête grossièrement assemblées et usées qui le couvraient du torse au milieu de la cuisse. Ses membres émaciés à l’extrême étaient ceux d’un ascète qui avait méprisé sa chair toute sa vie et qui lui avait fait subir les pires sévices. Il n’avait littéralement que la peau sur les os. Il ne gisait pas là depuis très longtemps, car il ne donnait aucun signe de putréfaction. Un peu plus et j’aurais cru qu’il était endormi, si ce n’était le fait qu’on l’avait décapité et qu’on avait déposé sa tête avec le reste de sa personne, à un angle pas tout à fait naturel. Décapité... Comme moi. Je passai les doigts sur la cicatrice qui encerclait ma gorge et déglutis. Pendant un instant, avant que Dieu ne me redonne vie, j’avais eu l’air de cet homme.
Mon regard se porta sur la poitrine du mort. Ses mains aux ongles cassés et crasseux reposaient sur un petit livre à la couverture de cuir écorné. Elles l’agrippaient, comme pour le protéger. Etait-ce ce que je devais voir ? Je tendis la main vers l’objet. J’allais le prendre lorsqu’une des mains s’anima subitement et m’enserra le poignet avec une force telle que mes os craquèrent presque sous la pression. Je ravalai un cri puis sentis la terreur me glacer le sang. Malgré sa décapitation, l’homme avait tourné la tête et me regardait fixement. Sous des sourcils épais et en broussaille, ses yeux bruns étaient d’une profondeur telle que j’avais l’impression qu’il lisait directement dans mon âme.
— Qu’attends-tu pour protéger la Vérité ? râla-t-il. N’as-tu pas juré sur ta vie de le faire ?
Je ne pus retenir un hurlement qui se répercuta dans la cathédrale vide, rebondissant sinistrement sur les parois jusqu’à se multiplier au centuple. J’essayai d’arracher mon bras à la prise doutre-tombe, sans succès.
—J’ai... j’ai essayé de le faire, balbutiai-je. J’ai tout... tout tenté. On m’a trompé.
L’homme me passa l’autre main derrière la nuque et m’attira vers lui sans que je puisse résister. L’odeur de sa chair me pénétra dans les narines et dans la bouche, me causant de profonds haut-le-cœur.
— Il n’y a pas pire aveugle que celui qui ne veut pas voir, gronda-t-il.
Le visage de l’homme se métamorphosa soudain sous mes yeux et devint celui de Bertrand de Montbard. Mon maître était tel que je l’avais trouvé dans la tente abandonnée de Simon de Montfort, ravagé par la corruption et l’indignité de la mort. Il posa sur moi des orbites vides et sombres qui semblaient fouiller les profondeurs
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