Le bâton d'Euclide - Le roman de la bibliothèque d'Alexandrie
parfaitement lui répondre et le convaincre de l’omniscience de la Torah.
Tu auras sans doute compris que la chronique dont je te parle fut écrite par un juif. Ce genre de littérature apologétique n’est pas propre à ma religion. Elle court les rayonnages, avec toujours cette situation obligée du sage à la langue agile qui mène le monarque sur le chemin de la Vérité. Je veux dire : des innombrables vérités, aussi nombreuses que les sages. Et que les monarques.
Si tu veux prendre connaissance de cette chronique, elle est rangée dans une armoire que je te montrerai. Elle est titrée La Lettre d’Aristée , mais il est fort probable que notre officier n’en fut pas l’auteur. Dans ce livre, en tout cas, il est dit qu’à aucun moment, l’un des Septante n’essaya de montrer au roi l’inanité de la Bibliothèque. Certes, ils lui affirmaient que tout était dit dans le Livre – qui ne l’aurait pas affirmé ? – mais jamais, Amrou, jamais entends-tu, ils ne se seraient permis de prétendre que désormais les autres livres seraient inutiles.
Au bout de ce banquet à l’imitation de Platon, les Septante – et deux, car je ne suis pas paresseux ! – demandèrent à Ptolémée de se mettre au travail. Ils n’avaient qu’une exigence : ne pas être installés dans le Musée, qu’ils considéraient comme un temple idolâtre, mais dans soixante-douze cellules isolées dont ils ne pourraient sortir tant qu’ils n’auraient pas fini leur traduction. Durant tout ce temps, ils ne communiqueraient pas entre eux. Le roi accepta volontiers et trouva que l’île de Pharos, dont la tour n’était pas encore achevée, serait l’endroit le plus propice et le plus calme. D’autant que, reliée uniquement à la ville par un pont, elle ne demanderait pas trop de soldats pour la garder. En ces temps de guerre, une économie comme celle-là n’était pas superflue. Il ordonna également que le chantier de la tour cessât jusqu’à ce que la traduction de la Torah fut achevée. On construisit donc sur l’île les cellules demandées.
Ce que firent nos soixante-douze pendant ces préparatifs, je l’ignore. En tout cas, Alexandrie leur offrait bien des loisirs, à commencer par ces théâtres juifs où l’on jouait le Pentateuque à la manière d’Eschyle ou de Sophocle. Sans compter d’autres distractions bien plus temporelles que, sans aucun doute, ils refusèrent. N’étaient-ils pas chefs de famille ?
L’heure venue, ils s’isolèrent dans l’île. Plus tard, on leur reprocha, par leurs atermoiements, d’avoir arrêté les travaux de la tour et de n’avoir pas permis à Ptolémée Sôter, mort entre-temps, de contempler sa deuxième œuvre, le Phare, la septième merveille du monde achevée après son décès. Mais que ne reproche-t-on pas aux Juifs ? Je puis affirmer que cette accusation, celle-là parmi tant d’autres, est de mauvaise foi. Car ils ne travaillèrent que deux lunes et demie.
En effet, au bout de soixante-douze jours, les soixante-douze traducteurs sortirent de leur cellule, au même moment, leur travail achevé. Peut-être avaient-ils traduit chacun sept mille deux cents rouleaux et bu sept cent vingt fiasques de vin de Chypre pour arriver à leurs fins, je l’ignore. Hypatie, qui s’y connaît en chiffres bien mieux que moi, te le dira. Mais ce que la chronique affirme, c’est que, quand on compara ces soixante-douze traductions, on constata avec stupeur qu’elles étaient rigoureusement semblables, à l’iota près… N’était-ce pas un miracle ?
Où Amrou s’avoue traducteur
— Tu parles de la Torah sur un ton bien désinvolte, commenta Amrou. Il s’agit pourtant de la Loi des enfants d’Israël, et de ceux d’Ismaël. De ta loi, Rhazès, et de la mienne. Et de celle des chrétiens, aussi. En sourire est sacrilège.
— Et toi, tu défends ce livre avec beaucoup de flamme. La même flamme, sans doute, avec laquelle tu le détruiras.
— Cesse de jouer avec les mots. Tout n’est donc qu’objet de plaisanterie, pour toi ?
— Ne te fie pas à ce masque d’ironie, intervint Hypatie. Un masque, ou plutôt une cuirasse. Le temps que Rhazès ne consacre pas à la Bibliothèque, il le passe dans les quartiers les plus pauvres de la ville à tenter de guérir les maux de la misère, sans craindre l’épidémie ou les mauvais coups. Et il en voit tant, de misères : plaie ouverte au ventre d’un enfant servant d’abreuvoir aux mouches,
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