Le bâton d'Euclide - Le roman de la bibliothèque d'Alexandrie
des plus anciennes familles de Sicile, Archimède était aussi le cousin du maître de la colonie, le tyran éclairé Hiéron, qui l’avait nommé son ingénieur en chef. Son île natale était la plus ancienne et la plus florissante des colonies grecques du Ponant, épargnée par les conquêtes d’Alexandre, loin des conflits de succession qui suivirent la mort du Conquérant. En ce temps-là pourtant, la forte Syracuse, sa capitale, était prise en tenaille entre deux nouvelles puissances rivales à l’ouest de la Méditerranée, Rome et Carthage. Le savant, passionnément épris de son pays, se dévoua corps et âme à la défense de sa ville menacée par la guerre, dirigeant les travaux portuaires, navals et militaires. C’est ainsi qu’il inventa ces machines de destruction qui t’ont fait briller les yeux, tout à l’heure, vaillant général. Il en oubliait ses ouvrages théoriques, au grand désespoir de ses collègues alexandrins qui le suppliaient d’y revenir.
Aussi, quand Aristarque le sollicita pour venir le défendre dans son procès en astronomie, il décida de se dérober, malgré l’admiration qu’il portait à celui qui avait été son professeur, bien des années auparavant. Mais il lui fallait d’abord consulter le tyran Hiéron.
— J’ordonne que tu te rendes à Alexandrie, lui dit celui-ci. Ce procès n’est pas mon affaire et tu agiras dans ce domaine comme bon te semble. C’est une autre mission que je te confie. Celle d’ambassadeur. Dans le conflit qui se prépare, nous manquons cruellement d’alliés. Rappelle au roi Philadelphe qu’Alexandrie est grecque, tout comme Syracuse, alors que Romains et Carthaginois ne sont que des barbares. Pour l’en convaincre mieux, évoque-lui l’histoire de la cité punique. Après tout, n’est-elle pas d’origine phénicienne ? L’Égypte règne sur Tyr, elle est en droit aussi de revendiquer ses lointains enfants de Carthage. Et si ces arguments diplomatiques ne suffisent pas, concède-lui quelques plans de tes inventions guerrières. Mais… avec discernement, n’est-ce pas ?
— Je ferai comme tu l’entends, Hiéron, répondit Archimède. Et je me réjouis de pouvoir tout à la fois œuvrer pour ma patrie et défendre mon ami Aristarque, sans crainte d’être retenu de force à Alexandrie, protégé que je serai par mon statut d’ambassadeur.
— De quoi accuse-t-on ton ami astronome ?
Le tyran écouta avec la plus grande attention les explications d’Archimède, mais au fur et à mesure qu’il réalisait de quoi il était question, son visage se fermait. Enfin, il dit d’un ton sec :
— Parle-moi franchement. Crois-tu à cette monstruosité ? Aristarque démontre-t-il que la Terre tourne autour du Soleil ?
— Il n’a fait que mesurer la distance qui les sépare et leurs tailles respectives. Pour le reste, il ne s’agit que d’une hypothèse et non d’un théorème, ni même d’un postulat puisque cela va à l’encontre du sens commun, du directement observable. S’il fallait ne se fier qu’à ce que l’œil voit, nous dirions encore ce que pensait Thalès à ses débuts, et nous imaginerions la Terre comme un disque flottant tel un morceau de bois sur un océan. Mais l’audacieuse hypothèse d’Aristarque ouvre aux savants et aux philosophes tant de nouvelles routes vers des paysages encore inimaginables…
— Aux savants et aux philosophes peut-être, répliqua le tyran, mais le commun des mortels, y as-tu pensé ? Comment réagiront les peuples quand ils apprendront que dieux et humains, puissants et faibles, monarques et sujets, maîtres et esclaves, ne sont qu’une fourmilière embarquée sur un frêle esquif que remorque l’immense navire solaire, au sein de l’immensité plus grande encore de l’océan céleste ? Ce sera la fin de l’équilibre du monde. Et j’imagine fort bien les calamités qui s’ensuivront, paysages de désolation, émeutes, régicides, athéisme, destruction des temples, irrespect de la propriété et combien d’autres conséquences plus funestes !
— Pas plus funestes, répliqua Archimède avec amertume, que les armes de mort que tu m’obliges à inventer.
— Je le sais, mon ami, et crois bien que quand la paix reviendra… En attendant, n’oublie pas que de ta mission diplomatique auprès de Philadelphe dépend le sort de Syracuse. Et si tu perçois un seul instant que la défense d’Aristarque peut nuire à cette mission, il faudra bien
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