Le bouffon des rois
son épée et se précipiter vers moi en hurlant :
« Je vais châtier cet insolent ! »
Il s’arrêta net quand il entendit une voix
l’interpeller : « Monsieur de Rochefort, je vous conseille de ne pas
faire un pas de plus. Il vous conduirait directement dans vos terres de
Bourgogne où vous seriez assigné à résidence. Vous avez tous compris ce soir
que Triboulet est mon fol et que je n’en veux point d’autre. À partir de cet
instant, il compte parmi les officiers de la Couronne et, s’il a le devoir de
me distraire, il a le pouvoir de tout faire et de tout dire sans encourir l’ire
de son prince, sans jamais toutefois être aux dames malfaisant. »
Ainsi avait retenti la voix douce et ferme de mon roi qui
suspendit le temps pendant quelques instants. Il m’invita ensuite à prendre
place près de lui et à partager le somptueux festin qui, grâce à des musiciens
et des danseurs appelés en renfort, reprit sa bacchanale initiale.
La vie dure du monastère m’avait paru douce par rapport à
l’enfance maltraitée à laquelle j’avais échappé, mais ma vie quotidienne au
palais, devenue déjà bien agréable, s’améliora avec une célérité qui se
manifesta par la différence de traitement que les autres désormais me
réservèrent. J’existais vraiment maintenant et j’étais quelqu’un que l’on
craignait à défaut de le respecter. La protection d’un roi vaut tous les
cautionnements.
Si je prenais conscience de l’embellissement de mon sort, je
savais qu’il me fallait maintenant atteindre le plus haut niveau de qualité
dans la fonction de bouffon officiel de la cour de France. Je ne serais pas
seulement le joyeux drille à l’esprit vif et à la langue bien pendue, j’irais
plus loin ; je me ferais passer pour sot au moment opportun. Pas un véritable
insensé, non ! Ma folie deviendrait juste une simple métaphore. L’homme à
la marotte ne serait alors qu’un histrion habile à feindre l’ingénuité du
simple.
Je serais un comédien perturbateur, brouilleur de cartes,
qui jouerait la folie. J’introduirais l’imprévisible dans le rituel. Je serais
un témoin révélateur, miroir grossissant et grotesque. J’opposerais le sacré du
respect au sacré de la transgression. Je révélerais au grand jour ce que
taisent les sages. Je n’aurais plus rien à voir avec ce que j’étais, avec ce
que j’allais devenir : un fou spirituel et subtil qui réjouit par des bons
mots en sachant dire des choses profondes et sensées sous le couvert de la
plaisanterie. Ceux qui me prenaient pour un demeuré dans le style Caillette en
seraient pour leurs frais. J’imaginerais des farces extraordinaires mettant en
crise l’identité personnelle et les fondements mêmes de l’existence. Je
transformerais l’humaniste en pédant insupportable et l’homme savant en objet
de satires et de comédies.
Tout en observant les gens qui s’occupaient de moi, laquais,
tailleur ou cuisinier, je prenais exemple sur mon roi qui a toujours respecté
l’être humain qu’il soit noble, serf ou vilain. Je me répétais cette devise que
j’avais dû lire dans un recueil de l’histoire romaine et qui disait.
Respiciens
post te hominem memento.
Il faut peut-être que je te traduise ? As-tu seulement
appris le latin quand tu étais à l’école ? De mon temps, on parlait aussi
bien le latin que le « françois », enfin, ceux qui étaient un peu
cultivés, bien entendu, les autres se complaisaient dans un patois propre à
chaque province, voire à chaque canton. Donc, je te traduis cette devise que
tout homme qui se croit supérieur aux autres devrait se répéter du matin
jusques au soir :
En
regardant derrière toi,
souviens-toi
que tu n’es qu’un homme.
Pour moi, être considéré comme un homme, cela voulait déjà
dire beaucoup.
Le Vernoy, tout en m’apprenant le nom des seigneurs et des
dames de la cour ainsi que ceux des membres du conseil, me mit en garde sur les
sourires et les marques de sympathie dont j’étais tout à coup inondé.
Mais, par bonheur, j’avais un sens inné qui savait me faire
percevoir au fond des regards faussement bienveillants des reliquats de pitié et
d’animosité. Cela m’a permis tout au long de ma vie de déjouer aisément les
pièges, les galanteries et autres friponneries des gens de cour, prenant
conscience d’être un artiste en perpétuel péril, tel le funambule qui n’a droit
qu’au parfait équilibre
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